Numéro 213
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Le Dieu créateur a été mis à mal lorsque lavancée des théories scientifiques a permis dexpliquer, sans faire appel à lui, les débuts de lunivers (à lexception importante de linstant initial ) ainsi que lévolution. Les créationnistes et autres tenants du « dessein intelligent » mènent un combat darrière-garde en prenant au pied de la lettre le texte biblique, pour préserver ce Dieu « barbu », extérieur au monde et le régissant de loin !
Mais des théologiens modernes, conscients de linadéquation du discours théologique, lont repensé. Ainsi par exemple John Shelby Spong, pour qui Dieu « nest pas un être supérieur à tous les autres. Cest le fondement de lÊtre lui-même. » (E&l n° 182), ou les théologiens du Process qui proposent un Dieu à la fois puissance de créativité et dépendant du reste de lunivers, un Dieu qui change et bouge en fonction des événements : « Cette approche permet de souligner lunité de Dieu et du monde tout en les maintenant à distance. » (Raphaël Picon, E&l n° 201).
Le témoignage biblique a été heureusement réinterprété avec laide des scientifiques (historiens, archéologues, physiciens ) pour arriver à des représentations de Dieu plus conformes à la pensée moderne. En outre, le déterminisme scientifique, la notion de causalité, sont eux aussi remis en question, et la science sait bien quelle ne peut répondre quà la question « comment » et non à la question « pourquoi ». La description scientifique népuise pas la réalité. Le Dieu biblique conserve encore aujourdhui un caractère transcendant même sil y a une évolution du sens de ce terme.
Il reste aux théologiens à faire savoir quil existe sur Dieu un discours crédible, acceptable par lhomme moderne, intégrant les connaissances scientifiques, tout en sachant que « les propositions auxquelles on aboutit ne sont que des hypothèses quon doit réformer ou reformuler » (A. Gounelle, Parler de Dieu, éd. van Dieren).
Marie-Noële et Jean-Luc Duchêne
Jorma Puranen, Icy Prospects 25. Photographie ©
2006. |
Ce vieux mot de transcendance paraît bien abstrait. Et pourtant, nous lemployons encore, de temps à autre, peut-être parce que, tout simplement, il nous est encore utile. Cette utilité a dailleurs varié au cours des âges. Pour essayer de la saisir, il me faut écrire quelque chose comme une petite histoire de la transcendance, qui permettrait détablir des liens entre les différentes définitions possibles de ce terme suivant les contextes. Les dictionnaires, bien sûr, ne manquent pas de définir la transcendance comme le contraire de limmanence. Transcendance et immanence renvoient en effet lun à lautre : la première désigne ce qui est extérieur et supérieur à un être ou à une réalité donnée, la seconde désigne ce qui est contenu dans la nature dun être. Le transcendant et limmanent sopposent, comme lintérieur et lextérieur, linférieur et le supérieur, lici-bas et lau-delà. Mais ces oppositions ne nous aident pas. La question demeure : quelles raisons avons-nous encore de parler de transcendance ?
La première raison qui simpose à nous ne provient pas de la tradition philosophique et théologique médiévale qui a forgé le terme « transcendance ». Lexpérience de la transcendance est plus vieille que le nom, plus vieille que son usage scolastique (par les intellectuels du Moyen Âge). Nous sommes renvoyés à lexpérience religieuse, ou du moins à une forme de cette expérience. Lexpérience religieuse peut se définir comme le sentiment dun rapport personnel et collectif à une réalité divine ou sacrée. Ce sentiment, on le vit comme le fait dêtre à la fois dépassé par cette réalité sacrée, et en même temps absolument concerné par elle. Cest cette réalité sacrée, elle-même polymorphe et diversement appréhendée selon les cultures, que Mircea Eliade (1907-1986), spécialiste des religions, a tenté de décomposer en symboles religieux. Ces symboles lui semblent plus profonds et plus anciens que les discours dogmatiques ou les rites qui les interprètent.
Le premier de ces symboles est le ciel. Le second chapitre de son fameux Traité dhistoire des religions souvre ainsi sur cette remarque : pour lhomme religieux, « le ciel se révèle tel quil est en réalité : infini, transcendant. La voûte céleste est par excellence tout autre que le peu que représente lhomme et son espace vital. Le symbolisme de sa transcendance se déduit, dirions-nous, de la simple prise de conscience de sa hauteur infinie. Le très haut devient, tout naturellement, un attribut de la divinité 1. » Eliade cherchera à comprendre à travers linterprétation de certains mythes et textes religieux comment la transcendance du ciel est perçue dans les diverses religions. Le symbole fait alors place au récit, parce que ce quil a de sacré en lui-même ce en quoi il est une manifestation de sacré (hiérophanie) a toujours besoin du mythe pour être compris. Sans suivre Eliade dans cette étude, on peut en rester volontairement à ce simple constat : il y a des signes, des symboles de transcendance, avant même que lon commence à traduire celle-ci en concept.
Eliade na pas oublié le Dieu biblique. Il mentionne les éclairs et le tonnerre dont il est question dans certains psaumes, ou dans lExode. Cependant, Eliade a un peu de mal à discerner en Yahwé des traits relevant de hiérophanies célestes. Le premier verset de la Bible, il est vrai, situe demblée Dieu au-delà du ciel et de la terre : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. » (Genèse 1,1) On peut penser que, dans ce verset, lensemble formé par le ciel et la terre rassemble la totalité de lêtre, et quil désigne alors le monde immanent. On dira que Dieu transcende cette immanence. Mais on peut également penser que le ciel manifeste une transcendance : il faudra dire alors que le Dieu de la Bible est transcendant vis-à-vis de cette transcendance. Il est seul transcendant, ou, pour employer le langage biblique, il est seul saint.
Si je poursuis cet examen des raisons que nous avons de penser la transcendance, jen arrive à une autre forme dévidence, intellectuelle cette fois. Je ne dis plus, en regardant le ciel : « Il y a de la transcendance. » Je dis, lorsque je mattache à penser des objets : « Il y a de la vérité sur laquelle on peut prendre appui, lorsque lon veut juger des choses de ce monde. » Il y a, pour parler comme Platon, des Idées, des Essences, auxquelles nos pensées sefforcent de correspondre. Nos âmes, selon Platon, les auraient contemplées, et elles essaieraient de sen ressouvenir. Selon cette hypothèse, il y a bien, au-dessus de ce monde, « lêtre en soi », la « vérité », comme lécrit Platon dans le Phèdre. Si ce nétait pas le cas, il ny aurait nul espoir datteindre quoi que ce soit de vrai en ce bas monde. La vérité doit donc être transcendante. Cela signifie quelle est au-dessus de nous, tout en étant, dune certaine manière, à notre portée. Pour Platon, nous pouvons atteindre cette vérité, par la recherche en commun de la connaissance, qui passe par le dialogue. Nous naurions pas didée du Vrai, du Beau, du Bon, sils nexistaient pas au-delà des apparences, au-delà de la relativité qui est la leur ici-bas. La transcendance de ces idées apparaîtrait ainsi comme une évidence pour la raison.
Il y a des signes, des symboles de transcendance, avant même que lon commence à traduire celle-ci en concept. |
Les Scolastiques (philosophes et théologiens du Moyen Âge) ont retenu cette leçon : il y a des transcendantaux, qui sont lÊtre, le Bien, le Vrai, le Beau. Ces concepts sont ainsi nommés parce quils transcendent les diverses catégories et sont convertibles lun à lautre (lêtre est vrai, bon ; le vrai, cest lêtre, etc.). Le mot « transcendance » (qui apparaît en 1605 en français), provient de cet adjectif scolastique « transcendant ». Pour les intellectuels du Moyen-Âge, il y a indiscutablement des vérités transcendantes, universelles, qui dépassent lordre naturel, physique, et lui servent de fondement. Car il nexiste pas deux réalités séparées : le transcendant fonde limmanent. Ce qui fait quà proprement parler, la notion dimmanence est paradoxale : rien nest réellement immanent. Dès que la pensée est consciente, elle sélève au-dessus de ce qui est, dans une position de surplomb. La phénoménologie, à travers Husserl, Sartre et Ricur, la bien compris : la conscience sort toujours delle-même en direction dun objet. Elle est toujours une conscience de quelque chose. Elle est donc toujours auprès des choses. Il faut même dire quelle ne devient consciente delle-même que lorsquelle a conscience dautre chose quelle. La transcendance dont il sagit ici, Sartre lappelait la transcendance de lego, en un sens moderne et profane.
Jorma Puranen, Icy Prospects 25. Photographie ©
2006. |
Lâge classique va poursuivre la réflexion des scolastiques sur les vérités transcendantes. Il va, à son tour, sinterroger sur la continuité entre ce monde immanent et les réalités transcendantes. Car la différence entre ce monde et lautre monde peut bien être majeure, le fait que le premier doive au second son existence, son ordre, suffit à établir la continuité entre limmanent et le transcendant. Cest alors lâge dor de la transcendance, celui de la pensée métaphysique chrétienne. Je me limiterai ici à quelques brèves notes autour de la troisième des Méditations métaphysiques de Descartes. Comme lavait fait saint Anselme avant lui, Descartes entend prouver lexistence de Dieu par un argument qui se suffit à lui-même et qui ne requiert pas la foi, mais seulement la raison. Pour Descartes, lêtre humain, être fini dans un monde immanent, trouve en lui lidée dinfini, et lidée de parfait. Ces deux idées ne sauraient provenir de lui. Elles proviennent donc de lÊtre infini et parfait qui les a mises en lui, comme la marque de lartisan sur son uvre. Ainsi, lêtre humain nest pas la cause de lidée de Dieu : seul Dieu peut être la cause de lidée de Dieu. Et comme il doit y avoir plus de réalité dans la cause (Dieu) que dans leffet (moi, être humain), Dieu existe nécessairement. Ajoutons que ce qui nest pas parfait na pas pu se donner naissance à lui-même. « Il faut nécessairement conclure, écrit Descartes dans la troisième méditation, que, de cela seul que jexiste, et que lidée dun être souverainement parfait (cest-à-dire de Dieu) est en moi, lexistence de Dieu est très évidemment démontrée. »
Et si je ne tiens pas ma raison dêtre de moi (je suis fini), je ne tiens pas non plus la raison de ma persistance dans lêtre. Le créateur qui ma créé me recrée donc à chaque instant, moi-même, et dans le même temps toutes les autres choses. Dieu apparaît ainsi comme la cause transcendante du monde. Il fait être le monde, en permanence : tout tient à lui, tout tient par lui. Comme la bien montré Ferdinand Alquié, Descartes entend fonder ainsi la science sur la métaphysique : il ny a de connaissance possible quen raison des vérités éternelles, créées par Dieu. Ce sont des vérités mathématiques, des lois physiques voulues par Dieu. Dieu aurait dailleurs pu les vouloir différentes. Il nest pas soumis aux vérités mathématiques (sans cela, il serait un Jupiter, et non un Dieu souverain). Le monde de Descartes est mécanique, mais cela ne veut pas dire quil fonctionne tout seul : le Dieu transcendant lui est absolument nécessaire.
Ce que Descartes na pas vu, cest que son modèle dexplication mécaniste apporte avec lui lidée (et la valeur) dautonomie du monde et de la pensée. Lidée même de mathématisation de lunivers allait reléguer le Dieu transcendant dans un arrière-monde de plus en plus reculé. La possibilité dexpliquer le monde repose encore, chez Descartes, sur la certitude que le Dieu transcendant fonde lêtre du monde. Mais lexplication va acquérir son autonomie, et va progressivement rendre inutile lhypothèse dun Dieu transcendant. Il nest plus question de contempler lÊtre divin caché derrière ses uvres. Toute lattention se focalise sur les seules réalités physiques. Descartes, en toute bonne foi, veut relier le thème de lempreinte laissée par louvrier sur son uvre au thème biblique de limage de Dieu, présente en tout être humain. Il lui semble raisonnable de penser que la créature porte la marque de louvrier créateur, comme cest le cas pour les uvres humaines. Mais ce que Descartes na pas perçu, cest que le thème biblique de limago dei présente dans lêtre humain ne cherchait pas à concevoir Dieu comme la cause du monde, mais comme le vis-à-vis éternel de lêtre humain.
Pour maintenir la transcendance de Dieu dans un monde expliqué par la mécanique, Descartes devra insuffler un peu denthousiasme religieux dans lidée dun Dieu faisant exister chaque phénomène en vertu de son action. Au XVIIIe siècle, Rousseau fera de même, plus naïvement peut-être, comme en témoigne sa Profession de foi du Vicaire Savoyard. Ce sera encore le cas pour le pasteur Oberlin, ce piétiste des Lumières, pour qui toute connaissance scientifique est une invitation à louer Dieu. Il a paru plus simple et plus expédient, à cet égard, didentifier purement et simplement lêtre (la nature), et Dieu, comme la fait Spinoza (qui écrit toujours « Dieu ou la nature »). Entre ces deux extrêmes, la plupart des penseurs, sans affirmer la transcendance de Dieu en toutes choses, sans renoncer totalement à elle comme le fait Spinoza, la loge seulement dans lacte créateur initial doù tout est parti. Mais alors Dieu est mort : il nest plus pour rien dans la vie du monde tel quil va. Sa transcendance mexplique peut-être le monde, mais elle ne signifie rien pour moi et ne change rien à ma vie.
Qua perdu la théologie dans cette affaire ? Elle a perdu son vieil appui dans la métaphysique, comme lécrit Roger Mehl dans un bel article : « La théologie chrétienne a presque toujours trouvé un appui dans lontologie, cest-à-dire dans une doctrine de lêtre en tant que transcendant. Elle na été bien souvent quune spécification de cette ontologie : la révélation scripturaire lui permettait de préciser et dillustrer, de rendre plus concrète [ ] cette ontologie 2. » Pourtant, on le sait, les Réformateurs furent autrement théologiens. La Réforme a dabord été une volonté de penser Dieu et de parler de Dieu selon une exigence de conformité aux Écritures. Cette exigence, dailleurs, a été vécue comme un « retour aux Écritures », malgré son langage radicalement nouveau : pour les Réformateurs, la théologie se fonde sur les Écritures et non sur la connaissance de lêtre. Il reste, jy reviendrai, quun découplage total de la théologie et lontologie nest pas chose aisée.
Il ny a rien détonnant, en tout cas, à ce que la théologie protestante se soit satisfaite de la séparation de la théologie et de la métaphysique après Descartes. Dans lensemble, la théologie protestante sest retrouvée dans la révolution métaphysique opérée par Kant. Je ne peux ici la qualifier que dun mot seulement : Kant, dans la Critique de la raison pure, montre, de façon définitive, me semble-t-il, limpossibilité dun savoir de lêtre en soi. On ne connaît des phénomènes que ce qui soffre aux sens : la chose en soi (lêtre même de la chose) reste hors de notre portée. Et comme les objets métaphysiques visés par la raison pure (lâme, le monde, Dieu) ne sont pas susceptibles dêtre perçus par expérience, on ne peut pas connaître leur être même. Sur le plan purement rationnel, empirique, on ne peut avoir de connaissance de Dieu. La connaissance de Dieu est impossible ; et pourtant notre désir de métaphysique nous pousse à vouloir le connaître. En disant cela, Kant opère une critique de lusage transcendantal des concepts issus de la raison pure (lâme, le monde, Dieu) : ces concepts ne doivent avoir quun usage empirique, immanent. Kant, dun même mouvement, a condamné les preuves de lexistence de Dieu (elles ne sont ni possibles, ni impossibles). Il entendait restituer, de façon consciente, une place à la foi, notamment une place éthique : « Je dus donc abolir le savoir afin dobtenir une place pour la croyance (Glauben). » (seconde préface de La Critique de la raison pure) Comme lécrit Roger Mehl : « Pour passer de la connaissance du monde à la connaissance de la transcendance, il fallait désormais un saut que Kant appelait celui de la croyance 3. »
Il ny a donc plus de connexion entre les sciences et la métaphysique, entre la connaissance des choses et celle de lêtre de Dieu. La théologie est délivrée de la métaphysique. Elle est rendue à elle-même. Dietrich Bonhoeffer redira, dans ses fameuses lettres de captivité, quil est temps de renoncer à faire de Dieu le bouche-trou de nos ignorances temporaires. Pour Bonhoeffer, « la transcendance, du point de vue de la théorie de la connaissance, na rien à voir avec celle de Dieu » (Lettre du 30 avril 1944, Résistance et soumission. Lettres et notes de captivité).
Dans ce cas, la tâche de la théologie est-elle de « désobjectiver Dieu » ? Cest la question inquiète que pose Roger Mehl. Ce dernier remarque que, lorsque la connaissance de la transcendance est déconnectée des autres connaissances, elle peut bien rester pensable, elle nest plus, en elle-même, intelligible. Quest-ce qui est intelligible en Dieu, si lon affirme, après Kant, que son être ne peut pas être situé dans notre système de connaissance, même en son point le plus élevé ? Peut-on encore dire quoi que ce soit de lui, hormis le fait quil sadresse à nous ? Lagnosticisme théologique nest-il pas de rigueur ? Sil ne lest pas, note Mehl, nest-ce pas parce que tout ce quil est possible de dire sur Dieu est christologique ? Dieu sest pleinement révélé en Christ, si bien que la christologie détrône la théologie. Dans ce cas, Feuerbach na-t-il pas raison, lui qui affirmait, au XIXe siècle, que « le protestantisme ne soccupe plus maintenant de ce que Dieu est en soi, mais de ce quil est pour lhomme Il nest que christologie 4 » ?
Trois ans avant Mehl, dans la même revue, André Dumas demandait déjà : « En désobjectivant Dieu, écoute-t-on mieux son appel ou glisse-t-on vers le primat de lanthropologie 5 ? » À lire Dumas, on comprend mieux lalternative : revenir (même en partie) à la théologie naturelle, pour maintenir la possibilité dune connaissance objective de Dieu ; ou le refuser, en héritiers de Kant. Mais ce refus, indépassable, ne signifie-t-il pas que nous renonçons à dire lobjectivité de lexistence de Dieu ? Il nous faut, en effet, tenir Dieu pour objectif, faute de quoi nous sombrons dans le subjectivisme et lanthropocentrisme. Nous devons donc affirmer que Dieu reste objectif tout en nous opposant à lidée dune connaissance rationnelle objective. Dieu nest objectivement connu que par la foi, qui le découvre à luvre parmi nous. Dumas est plus conséquent que Mehl. Il a raison, me semble-t-il, daffirmer que la transcendance du Dieu biblique interdit de séparer l « en-soi » de Dieu de son « pour-nous » 6. Lorsque Moïse demande au nom de quel Dieu il se dira mandaté pour venir auprès des Israélites, lÉternel lui répond : « Cest ainsi que tu répondras aux Israélites : Je suis ma envoyé vers vous. [ ] Le Dieu de vos pères, le Dieu dAbraham, le Dieu dIsaac et le Dieu de Jacob ma envoyé vers vous. Voilà mon nom pour léternité, voilà comment je veux être invoqué de générations en générations. » (Exode, 3, 14b, 15b)
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2005. |
La crise de la transcendance est sans retour. Cela est sans doute difficile à admettre, parce quil est inconfortable de se dire que la reconnaissance à légard du témoignage biblique (reconnaissance qui appelle un engagement de notre part) et la connaissance de Dieu par la raison ne peuvent plus se confondre totalement, comme cela a été le cas dans la métaphysique et la théologie naturelle. Jinsiste sur le « totalement », tant il est vrai quil nest pas possible dexclure cette identité de la connaissance et de la reconnaissance. On ne peut plus, simplement, remonter le cours de lhistoire du concept de la transcendance. Mais, dans le même temps, on ne se sépare pas des vieilles représentations de la transcendance, comme on jetterait un manteau. Ceci aussi, Kant la bien vu, puisquil affirmait que lon ne peut plus prouver lexistence de Dieu, ni son inexistence, tout en étant conscient du fait que cela ne suffirait pas à nous faire renoncer à notre volonté de situer Dieu dans léchelle des choses et des êtres.
Situer Dieu par rapport aux êtres que lon connaît, cest peut-être ce à quoi nous porte notre lecture moderne des textes bibliques. Car lÉcriture ne peut pas, en même temps, bouleverser notre image du monde, révéler le monde tel quil est réellement, sans faire fond sur une représentation immanente du monde, de lhumanité, et même de Dieu. En ce sens (et en ce sens seulement), le monde dont lÉcriture parle est le même que celui quévoquent les discours scientifiques. Nous, lecteurs de ce temps, nous ne pouvons pas ne pas identifier le monde décrit par la Bible avec celui que nous connaissons par ailleurs. Pour nous, il doit y avoir équivalence entre ce que Ricur appelle le monde du texte et notre monde du lecteur. Nous entendons donc, très naturellement, identifier le monde tel que nous le révèle lÉcriture, et celui sur lequel nous informent les sciences. Une telle identification, bien sûr, navait pas de sens avant lavènement de la pensée scientifique. Ce qui était pour les premiers auditeurs du message biblique, à lâge pré-critique, un discours de vérité (tout court), est devenu pour nous un discours de vérité au sens poétique, et non pas au sens scientifique du terme.
Cela ne veut pas dire que la lettre des textes bibliques na pas, depuis lorigine, cette vertu corrosive à légard des représentations héritées. Au contraire, le texte biblique a toujours revendiqué une autorité à nulle autre pareille. Il a sans cesse destitué les idoles, heurté les fausses religions. LÉternel seul est saint. Ce qui demeure de sa transcendance, en dépit des transformations de notre concept de transcendance, cest sa sainteté. La transcendance du Dieu biblique, sa sainteté, se manifeste toujours dans son opposition à dautres représentations de sa transcendance, quil sagisse des idoles des temps bibliques ou des idoles métaphysiques. En ce sens, le discours théologique a pour charge de retrouver, pour chaque époque, le caractère inactuel, inattendu, de la transcendance du Dieu biblique. Il est donc nécessairement rivé au contexte culturel dune époque : il ny a pas de sens intemporel du message biblique. Ce message fait irruption dans le face à face avec nos discours alternatifs, constamment changeants. Le texte biblique lance toujours à son lecteur cette injonction : « Écoute ! » Il lance un appel à reconnaître la sainteté de Dieu, appel qui nest compris quà travers la confrontation avec une pluralité de discours qui prennent, eux aussi, la transcendance pour objet. Être attentif à ces discours, qui sont aussi les nôtres (justement parce quils sont inadéquats), cest rester lesprit en éveil, demeurer disponible à linactualité du discours biblique. André Dumas na pas manqué de le reconnaître, lorsquil écrivait que « le sens ne se conquiert jamais sur le vide, mais sur le pré-sens, le faux-sens et le contresens. Dire Dieu, cest-à-dire El, cest le démarquer de Baal et de tous les autres El qui occupent le ciel mental des hommes 7 ».
Jorma Puranen est né en 1951 à Pyhäjoki (Finlande). Il a étudié à lUniversité des Arts et du Design dHelsinki où il sest diplomé en 1978. il y a été professeur chargé du departement de photographie de 1995 à 1998, et continue dy dispenser son enseignement. Il est considéré comme une des figures principales qui ont donné naissance à ce quil est désormais coutume dappeler lÉcole de photographie dHelsinki. (www.thehelsinkischool.com)
Il est représenté par la galerie Anhava à Helsinki, www.anhava.com
Nous le remercions très vivement de nous avoir autorisé à reproduire quelques images de sa série Icy Prospects.
1. Traité dhistoire des religions, Lausanne-Paris, Payot, 1949,1991, p. 46-47.
2. « La crise de la transcendance », Strasbourg, Revue dhistoire et de philosophie religieuses, 1969/4, p. 341.
3. « La crise de la transcendance », p. 345.
4. Cité par R. Mehl, p. 347.
5. « Lobjectivité de Dieu », Strasbourg, Revue dhistoire et de philosophie religieuses, 1966/4, p. 317 (ce texte est repris dans Nommer Dieu, Paris, Cerf, 1980, p. 42).
6. « De lobjectivité de Dieu », p. 321 (Nommer Dieu, p. 46).
7. « De lobjectivité de Dieu », p. 322 (Nommer Dieu, p. 48).
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