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Abshiro Aden Mohammed, Women's leader, Dagahaley, Kenya, 2000 © Fazal Sheikh. Cette image est reproduite dans son livre A Camel for the Son, Éditions Steidl. Fazal Sheikh, jeune photographe américain, né à New York dun père kenyan. La Fondation Henri-Cartier- Bresson ( 2, impasse Lebouis, Paris 14e) expose deux séries de portraits de réfugiés, des Somaliens au Kenya (la photo de cette page) et des afghans au Pakistan (en couverture). Il ne sagit pas ici de faire des images à sensation pour le reportage, mais bien de réaliser des portraits de femmes et dhommes, appelés par leur nom, de gens qui ont perdu tous leurs biens matériels, dont la dignité a été bafouée, mais qui conservent intact leur honneur auquel le photographe rend hommage. Lexposition se tient jusquau 25 juillet 2004 |
L'idée de dignité nécessite à la fois l'estime de soi et le respect des autres. Cette double orientation donne à la dignité humaine une dimension sociale. Le respect de la dignité s'oppose à l'humiliation. Les régimes totalitaires s'attaquent à l'estime de soi, à la capacité de dire « c'est moi». On peut s'interroger sur la place que notre société laisse à la dignité humaine. Pendant longtemps, l'image de l'homme a été dessinée, à partir de critères théologiques, à l'image de Dieu. Aujourd'hui, ce sont de plus en plus des critères bio-scientifiques ou des critères issus des médias, de la publicité, du commerce, qui les remplacent. N'y a-t-il pas là une source d'humiliation profonde pour l'homme, réduit à un programme génétique ou à une image publicitaire?
Comment mettre en oeuvre une société la moins humiliante possible ? Une société peut être juste et équitable et demeurer humiliante. Fautil accepter la conception anarchique selon laquelle toute institution est humiliante, ou préférer la conception stoï-cienne qui dit le contraire ? Gandhi déclarait: « Dès que quelqu'un comprend qu'il est contraire à sa dignité d'homme d'obéir à des lois injustes, aucune tyrannie ne peut l'asservir. » Et qu'est-ce que l'humiliation ?Les citoyens ont-ils toujours la faculté indispensable pour leur dignité de résilier, de dire «je ne joue pas le jeu...»?
Autant de questions auxquelles Olivier Abel apporte une importante contribution.
Dans mon propos, je me propose dabord de faire un premier tour pour mesurer la tension, qui me semble constitutive de la notion de dignité, entre lestime de soi et le respect de lautre éventuellement lestime de soi indiquant les figures de lestime de lautre comme soi-même, et le respect allant jusquau respect de soi-même comme un autre. Je ferai ensuite un deuxième tour sur les mêmes thèmes, mais au travers dune réflexion à propos des institutions de la société. Nos institutions traitent-elles les gens avec dignité ? Je mappuierai notamment sur louvrage de Avishai Margalit, La société décente, qui pose cette question : « Quest-ce quune société décente ? » Il propose dy répondre par lidée que dans une société décente les institutions nhumilient pas les gens, et établit une différence entre une société décente et une société civilisée, dont les membres ne shumilient pas les uns les autres. Comment faire, donc, pour que les institutions ne soient pas humiliantes, et soutiennent ainsi lestime et le respect de la dignité ?
On le voit à cette réflexion sur lhumiliation, je voudrais partir de la notion dindignation, comme plus éclairante quune évaluation directe et positive de la dignité. Chacun a fait cette expérience enfantine des partages injustes, des promesses non tenues, des punitions ou des récompenses imméritées, qui sont autant de causes dindignation. Avec les partages injustes, nous avons tous les schèmes de la justice distributive, sur laquelle Saint Thomas dAquin a tellement travaillé. Les promesses trahies nous donnent tous les schèmes du droit des contrats. Si lon réfléchit sur les punitions injustes, nous avons lamorce du droit pénal. Les institutions de la justice sont liées à des indignations.
La République, la Seine, la Marne, le Commerce, L'industrie et les lansquenets veillent attentivement sur la devise "Liberté, Égalité, Fraternité" sur le fronton de l'Hôtel de ville de Paris
Aujourdhui cependant, nous sommes trop focalisés sur linjustice, et cest pourquoi il nous faut élargir cette notion dindignation. Nous réduisons linjustice à une non-égalité dans les mesures, économiques et financières particulièrement. Il manque une réflexion sur la violence, la spécificité de la domination. Lorsque quelquun utilise son pouvoir sans laisser à lautre la possibilité dun contre-pouvoir, il y a violence, dit Paul Ricur, et cest une forme dhumiliation. Il faut toujours laisser à lautre « un petit couteau ». Il manque aussi dans cette réflexion sur la justice la dimension de laliénation, sur laquelle le marxisme avait beaucoup insisté. Cette notion venait de Rousseau, avec le sentiment que les gens peuvent être dépossédés de leur propre désir, de leur propre estime et évaluation de ce qui est bon, de leur confiance en soi. Je travaille en ce moment sur un magnifique texte dun auteur américain du début du XIXe siècle, Emerson, à propos de la confiance en soi. La dignité, au fond, ce serait la faculté davoir confiance en soi, en son propre jugement. Le conformisme consisterait à ôter aux gens cette confiance en soi et cest la pire des humiliations.
Dignité et estime de soi
Ces deux orientations, on va le voir, sont complémentaires. Dans la dignité, ce que lhumiliation atteint, cest dabord lestime de soi, ou bien lestime de lautre considéré comme un autre soi, comme capable de dire Je et de formuler le vu de ce que serait pour lui une « vie bonne ». Cest un problème que lon rencontre par exemple souvent dans léthique bio-médicale : à quel moment peut-on dire que la vie nest plus digne dêtre vécue ? La règle en éthique, cest de faire crédit à chacun de la capacité de désigner ce qui est bon pour lui. Il faut imaginer chacun heureux. « Il faut imaginer Sisyphe heureux », disait Camus. On touche ici à la dignité sous lidée de responsabilité, dautonomie, de capacité physique, mentale, communicationnelle. Il sagit de respecter chez lautre cette capacité de simputer à soi-même des sensations, des sentiments, des actions, de dire « cest moi », je suis responsable, de dire éventuellement : « je suis coupable, capable en tout cas » et den former une histoire de vie.
Or dans une vie, il y a des choses que je subis et des choses que jagis. Une vie qui vaut la peine dêtre vécue est celle où lon est non seulement capable dagir mais de sentir ce que lon fait, et non seulement de subir et de sentir, mais dagir à partir de ce que nous sentons, subissons et recevons. Une vie bonne, ainsi, ce nest pas seulement un concept mais cela se raconte, dans un délicat enchevêtrement avec les histoires de vie des autres. Il y a donc une pluralité narrative des conceptions de la vie bonne et digne dêtre vécue. Une personne sestime elle-même par cette capacité à rassembler sa vie, à la raconter, à dire « je suis celui qui , et qui et qui », et à en faire voir, aux yeux des autres et à ses propres yeux, la cohérence parfois inédite ou inaperçue. Il y a donc aussi une unité narrative qui repose sur la capacité des sujets à sinterpréter eux-mêmes, en acceptant que cette interprétation soit embarquée dans les variations et les vicissitudes du temps. Lors dun débat avec Simone Veil, alors ministre, à propos du désir dadoption dun couple séro-différent, jinsistai sur le besoin, pour ces personnes éprouvant la difficulté à penser leur vie comme durable, de voir lenfant apporter cette dimension de durabilité. Car cela pouvait leur rendre la capacité de promettre et dinterpréter devant les autres qui ils sont. Ils devenaient ainsi acteurs et auteurs de leur propre vie.
Le châtiment est la pierre de touche de la société décente. La manière dont une société organise ses politiques et ses procédures de châtiment peut tenir lieu de test si lon veut savoir si cest une société décente. Cest pourquoi lexamen du châtiment est une bonne manière destimer si une société est décente et si elle traite les êtres humains comme des personnes humaines. Le cas paradigmatique du châtiment, cest lemprisonnement
Avishai Margalit, La Société décente. Paris, Climats, 1999
Une société favorable à lestime de soi, ce serait une société dont les institutions permettent à chacun de montrer qui il est, de quoi il est capable. Une société dont les institutions seraient les plus ouvertes au droit de paraître, et marcheraient le plus comme un espace dapparition, un théâtre où nous nous essayons, où nous nous interprétons, tour à tour les uns devant les autres. Pour cela, une société destime doit pluraliser les espaces dapparitions, et inventer une multiplicité de lieux pour que chacun ait la chance de trouver sa plus propre expression. À linverse, la torture cherche dabord à atteindre cette faculté destime de soi, et les régimes totalitaires visaient à faire des gens sans racines, sans souvenirs : malléables, incapables de raconter eux-mêmes leur propre histoire, incapables de déployer leur propre visée de vie bonne.
Dignité et respect de lautre
Dans la dignité, ce que lhumiliation atteint, cest ensuite le respect de lautre, ou le respect de soi-même comme un autre (pour reprendre le beau titre du livre de Paul Ricur). Le respect est fondé sur un concept beaucoup plus « kantien ». Il y a une dignité de chacun par principe, non par ce quil en fait, mais par principe, dans sa nature raisonnable. Traiter soi-même, et tout autre (et soi-même comme nimporte quel autre) comme une fin et non comme un moyen, cest-à-dire comme étant sans prix, sans équivalent, et sans chercher à entrer dans le calcul des causes ni des conséquences utiles ou nuisibles, tel est ce principe radical. Le concept dautonomie chez Kant, on le voit, na pas grand-chose à voir avec cette idée un peu affadie et conformiste que nous avons de lhomme maître de lui, en pleine forme physique et mentale, majeur, vacciné, etc. Avec le respect ainsi défini, il sagit de concevoir la dignité justement là où elle nest pas en forme, là où elle tremble, et cest là quelle révèle sa structure intime. La vulnérabilité dun corps est aussi indicatrice pour la dignité que la responsabilité dune conscience maîtresse de ses moyens, et tout corps est sujet même là où nous ne savons pas. Lors dune rencontre à la Fondation John Bost, qui reçoit des handicapés très lourds, on pouvait se demander ce que sont des sujets sans langage. Pourtant il y a bien évidemment dignité, même là où il y a moins responsabilité que vulnérabilité.
Dans la maladie, lépreuve, ou le deuil, le respect de soi consiste aussi à accepter de se voir soi-même comme un autre. La dignité ouvre à nouveau la faculté de se voir soi-même autrement, avec un autre regard et on éprouve alors le besoin des autres pour se voir soi-même autrement. La réflexion qui consiste à dire quil ny a pas de seuil que lon puisse évaluer et fixer une fois pour toute de la vie bonne, de la vie digne dêtre vécue, est tout à fait essentielle ; et il convient que des règles morales et juridiques protègent lindividu devant la réaction sacrificielle de la société qui dit : « ceux-là nont plus de dignité, on peut les laisser tomber. »
Nous avons parfois eu loccasion de débattre au Conseil National du Sida sur le paradoxe que les lois sont normalement faites pour le plus grand nombre et doivent être le plus avantageuses pour le plus grand nombre possible, en laissant à chacun le soin de voir ce qui est le mieux pour lui. Parfois cependant il faut inverser la syntaxe et accepter que la loi soit faite à partir de la « brebis » perdue, de la plus fragile, la plus vulnérable, et donc non plus conçue pour le cas général mais au contraire pour le cas particulier. Il sagit de faire la loi pour les plus faibles, pour les protéger éventuellement deux-mêmes, comme ces enfants qui seraient touchés dans leur collège par un trafic de drogue mal surveillé. Faut-il donc traiter dabord le cas général en se proposant le bien du plus grand nombre, ou au contraire courir derrière le plus désespérément perdu en pensant que lui faire du bien cest faire du bien à tout le monde ? Mais cest peut-être aussi se rassurer à bon compte. Il nest pas sûr par exemple que de soumettre tout lespace urbain à laccessibilité pour les handicapés soit forcément une si bonne chose pour tout le monde. Penser un espace homogène accessible à tous pourrait être mortel pour lurbanité. Bref, on a là un conflit des syntaxes de la justice. On le retrouve évidemment avec le sida et les populations les plus précaires, en prison par exemple ou encore en Afrique. Bernard Kouchner avait préconisé de porter tout particulièrement lintérêt et lémotion qui reste à propos du sida sur les femmes enceintes pour redonner de lespoir. Ceci dit dans notre monde, aujourdhui, il ne fait pas bon être un homme célibataire, et il y en a beaucoup tout particulièrement dans les centres pour réfugiés. Il convient de faire attention à lexpression « les femmes et les enfants dabord », en effet avantager toujours les plus désavantagés tend à occulter, sinon à engendrer, dautres problèmes.
Dignité et image de lhomme
Un monde urbain à la mesure de l'homme... photo François Ruiz
Je terminerai ce premier moment à propos de la dignité sur une réflexion quant à limage de Dieu. On se souvient de ce passage des évangiles où des pharisiens interrogent Jésus à propos de limpôt quil convient ou non de payer à César ; et la réponse de Jésus est : « Il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », cest-à-dire à lhomme, qui est à limage de Dieu. Il sagit bien dun discours sur la dignité humaine, non comme un droit mais comme la condition de possibilité de tous les droits. Cette réflexion sur limage de Dieu que porte chacun est importante, parce quaujourdhui les sciences, la biologie, les médias sont devenus une fabrique dimages de lhomme. Si la théologie était jadis fondatrice pour lanthropologie, limage de lhomme maintenant se fabrique ailleurs. La théologie ne se fait pas dans les facultés de théologie, elle se fait dans la recherche biologique, dans les média. Et là où une théologie un peu décente aurait dit : « nous ne savons pas ce quest limage de lhomme, puisque nous navons pas dimage de Dieu », les nouveaux bio-pouvoirs réduisent indécemment lhumain à un corps de machine ou de programme génétique, et il faut être vigilant à ces nouvelles formes dhumiliation. Ce serait très bien dans une société où les choses seraient traitées avec respect, mais ce nest pas le cas de la nôtre. Si les animaux étaient traités avec un respect infini, cela ne me gênerait pas dêtre traité en animal, mais nous savons ce que sont les abattoirs aujourdhui.
Or la recherche génétique arrive à faire que lon sait, en gros, ce que va devenir quelquun. Le voile dignorance est déchiré. Naguère on ne pouvait pas savoir ce quallait devenir tel ou tel, aujourdhui on est capable de dire : « Ce nest pas la peine de soigner cet homme puisquon sait que de toute façon dici cinq ans il développera une maladie fatale, donc ne perdons pas largent des systèmes de santé. » Si cela se développait on irait vers quelque chose de très grave. Vous en êtes bien conscients, vous qui avez travaillé sur la confidentialité des soins et notamment des soins accordés aux mineurs, par exemple à propos de la nécessité dune autorisation parentale pour une I.V.G. ou les questions autour de lassurabilité et de la confidentialité à propos du sida. Ce sont là des débats qui nous préparent à résister à des sociétés totalitaires dans lesquelles il ny aurait plus de voile dignorance. Au contraire plus on sait scientifiquement, plus il faut instituer politiquement, juridiquement ce droit dignorance. Il faut instituer des procédures qui donnent à chacun toutes ses chances. Les institutions, lécole, la santé publique, les prisons mêmes doivent briser les logiques de contamination de misère et de malheur. Lanonymat est très important ainsi que le droit de ne pas savoir. Le vrai savoir cest un savoir narratif, cest un savoir de soi sur soi, ce nest pas un savoir scientifique qui tombe den haut.
La dignité est toujours à réinventer
Le cérémonial du châtiment ne met pas seulement en jeu la torture mais aussi des gestes symboliques. Le rôle des symboles dans le châtiment est important, mais il ne faudrait pas faire lerreur de leur donner le rôle principal, qui revient à la cruauté physique.
Avishai Margalit, La Société décente
Pour rassembler ce que jai dit, jévoquerai Paul Ricur chez qui on trouve une tension entre le sens de lestime et celui du respect, entre la visée éthique qui fait appel à la responsabilité et la loi morale qui fait place à la fragilité de chacun. Il y a un lien dimplication mutuelle entre lestime de soi et lévaluation éthique qui tend à la vie bonne au sens dAristote, comme il y a un lien entre le respect de soi comme évaluation morale de ces mêmes actions soumises à lépreuve de luniversalisation au sens de Kant. Estime de soi et respect de soi définissent la dimension éthique et morale de soi dans la mesure où ils caractérisent lhomme comme sujet dimputation éthique. Léthique cest la capacité du sujet à être responsable de lui-même. Et la morale, quant à elle, protège la face vulnérable et fragile de lhumain. Or nous avons tendance soit à ne voir que laspect vulnérable (« les pauvres petits, il faut les protéger car ils ne seront jamais capables » et ainsi on ne leur fait jamais confiance), soit à enfermer les humains dans une responsabilité tellement écrasante quon ne veut plus voir leur vulnérabilité. Il nous faut donc penser ensemble la responsabilité et la fragilité et cest pourquoi jai voulu penser la dignité comme cette tension entre lestime de lautre comme soi-même et le respect de soi-même comme un autre. La sagesse pratique consiste alors à ne majorer ni lun ni lautre mais à zigzaguer entre ces deux visages, sans prétendre liquider les conflits et les tensions que cela peut comporter. Il y a donc des conflits, des choix parfois tragiques. La dignité nest jamais acquise une fois pour toutes, elle est toujours à réinventer.
La société décente
Nous en venons maintenant à la seconde question : comment la société peut-elle être la moins humiliante possible pour ses membres mais aussi pour tous ceux qui sans en être « membres » dépendent delle, et par exemple, comment faisons-nous avec les sans-papiers ?
Avishai Margalit pose cette question dans son livre sur La société décente (Paris : Climats, 1999) à partir de lidée que si nous ne parvenons pas à constituer une société juste, il faudrait au moins tenter de mettre en uvre une société la moins humiliante possible. Ce sont quelques-unes des pistes de ce livre que je voudrais poursuivre ici, assez librement et en revenant sur la problématique estime-respect (interprétation de soi-réserve ou retrait ou insouci de soi) mise en place dans la première partie.
Des institutions non humiliantes
Imaginons une société dont on aurait entièrement éliminé lexploitation économique. Elle pourrait encore être soumise à une domination politique par les monopoles des moyens de coercition. Cest la naïveté du marxisme que davoir cru que supprimer toute exploitation amènerait ipso facto à la suppression de toute violence. Et on pourrait imaginer une société sans exploitation ni violence politique, il demeurerait sans doute alors une aliénation culturelle, comme on le voit dans les sociétés managées par la consommation de masse. Une société pourrait donc être très juste, très équitable, et demeurer très humiliante. Avec laméricain John Rawls on peut penser une société équitable où une certaine inégalité serait avantageuse aux moins avantagés, mais ce ne serait pas une société humiliante uniquement si, parmi les libertés fondamentales qui passent avant ces avantages économiques et sociaux, se trouvait quelque chose qui fonde pour tous le respect de soi. Mon hypothèse ici serait que linstitution du respect de soi se fonde dans la faculté de résilier. On a une garantie contre toute humiliation quand vraiment les citoyens ont la faculté de résilier, de dire « je sors, je ne joue pas le jeu » Cest une conception un peu américaine, au sens où le réclame Emerson ou Thoreau se retirant dans une cabane en rondins dans les Appalaches pour protester contre lesclavage. Il ne faut pas sous estimer cette faculté de résiliation, aujourdhui quasi-nulle.
Être indifférent à la souffrance des gens, cest les rejeter de la société humaine. Il est donc important de distinguer la cruauté de lhumiliation, puisque le principal élément du châtiment à lancienne était la cruauté, alors que nous nous intéressons ici à ce quil y a dhumiliant dans le châtiment.
Avishai Margalit, La Société décente
Quelles sont les institutions non humiliantes, pouvons nous en proposer un test ? Prenons lexemple des institutions judiciaires pénales. Les châtiments sont la pierre de touche pour une société décente. Peut-on punir sans humilier ? Respecter lautre cest un peu vague, par contre ne pas humilier lautre cest une notion sur laquelle on peut se fonder pour établir des règles, des tests qui ont valeur davertissements. On traite les appelés du « service national » beaucoup plus durement que les détenus, et pourtant ils ne se sentent pas humiliés. Il y a donc autre chose en cause que la dureté physique du traitement. Quest-ce qui est le plus humiliant : être battu en public ou isolé pendant dix ans, soustrait aux regards. Nos formes de châtiment sont des concentrés anthropologiques, et donc théologiques, auxquels nous devons être attentifs
Sont-elles possibles ?
Cette question est introduite par Avishai Margalit à partir de la tension entre une conception anarchique et une conception stoïcienne. Pour la première toute institution est forcément humiliante, et il faudrait supprimer toute institution comme abritant un lien pervers entre un pouvoir exercé sans contre pouvoir et le désir dêtre ainsi traité. Mais une société qui exerce un capitalisme absolument sauvage pourrait à la limite être une société sans institution : ne serait-elle pas une société humiliante ? La conception stoïcienne tient à linverse quaucune institution ne peut humilier, et quaucune forme de société ne saurait être humiliante pour qui a atteint un minimum de maîtrise de soi-même. Lesclavage natteint pas lesclave : Epictète était esclave et fut pourtant le maître à penser dempereurs, on venait de loin pour lécouter. Cette maîtrise de soi inaliénable et commune à tous pourrait sans doute être rapprochée de lidée kantienne dont nous parlions plus haut.
On peut signaler au passage une variante chrétienne du stoïcisme, dont on a vu laffirmation que nous sommes tous à limage de Dieu. Dieu donne à tous sans mérite, sans égard au rang, et cela donne dignité à tous. Saint Augustin disait : Dieu ne choisit pas les dignes mais en choisissant, il rend digne. Nous avons un rapport à lhumiliation assez stoïcien dans ce genre daffirmation : si lon est humble on ne peut pas être humilié. Soyons donc tous humbles. Mais il est un peu facile dêtre humble pour nêtre jamais humilié, et il est sans doute important de faire parfois lexpérience de lhumiliation. Il y a aussi une variante laïque de la même idée que nous sommes tous à limage de Dieu, quand Rousseau affirme quil y a une bonté humaine en tous, et en tout homme une faculté de reconnaître le bon (que lon éprouve éventuellement à travers le remords, le repentir ).
Pour revenir à la question, la sagesse recommande ni de dire que les institutions humilient toujours ni de dire quelles nhumilient jamais. Elles nhumilient pas forcément, mais elles peuvent le faire, quant elles manquent à leur fonction positive de théâtre dapparition et de scènes favorables à lestime de soi, mais aussi quand elles manquent à leur fonction négative de protection des faibles, décran qui oblige au respect, et finalement chaque fois que leur exercice ne laisse pas à lautre de contre pouvoir ni la faculté réelle de résilier.
Le sens de lhumiliation
Quest-ce donc quhumilier ? Cest dabord traiter quelquun comme pas vraiment humain, pas tout à fait, pas normalement, pas complètement. On ne le voit pas, on ne voit pas sa ressemblance avec nous. Ainsi les esclaves étaient dressés à ne pas regarder leurs maîtres et les maîtres pouvaient agir devant leurs esclaves ou leur domestiques comme si ceux-ci ne pouvaient pas les voir. Dans les camps de concentration également. On peut se demander si la banalisation du sida ne relève pas du même mouvement : on ne voit plus, on nen parle plus. Humilier cest aussi provoquer une perte de contrôle de soi, de son corps, de ses sentiments, comme cest parfois le cas à lhôpital où lon vous prend en charge sans rien vous dire de votre état. Être humilié, plus généralement, cest être rejeté de la famille humaine. Et si je suis passé du sens de « humilier » à celui d« être humilié », cest quon peut se sentir humilié sans raison valable ou avoir toutes les raisons dêtre humilié et ne pas se sentir humilié !
Prisonnier Irakien torturé dans la prison d'Abou Ghraib
Quest-ce donc quune raison valable de se sentir humilié ? Lhumiliation est une atteinte à lestime de soi. On (les institutions ou la manière dont les institutions sont utilisées) rend les gens honteux de leur appartenance, de leur identité de leur forme de vie ou dexpression, rejetés avec leur groupe dinclusion, Irlandais, catholique, prolétaire ou homosexuel. Car linterprétation de soi ne se fait pas tout seul mais dans un espace dexpression qui lautorise et lencourage. Des groupes ont été rendus vulnérables parce que leur forme dexpression a été rejetée, ou est devenue la cible dévaluations perpétuellement négatives. Ainsi nest-il sans doute pas très facile dêtre un homme de 40 ans, protestant, américain, marié et père de famille ; il faut avoir une bonne dose davantages par ailleurs pour supporter linfamie qui sattache à cela ! Plus gravement, il est risqué de ne dépendre que du bon vouloir des autres : lhumiliant est ici dangereux, puisque comme lécrivait Simone Weil « on est toujours barbare avec le faible ».
Par ailleurs lhumiliation est une atteinte au respect de soi, à la décence, à la vie privée. La société civilisée a érigé des espaces dintimité à labri des médisances et des rumeurs, des ragots. Doù limportance de la ville depuis 2 ou 3000 ans comme lieu où la médisance disparaît grâce à lanonymat. Il y a là une libération de la pression humiliante de devoir sans cesse pouvoir être identifié et comparé, de devoir susciter lestime, de devoir être considéré. Dans la société civilisée nous pouvons tous être des veuves ou des orphelins, des étrangers de passage, des êtres vulnérables, sans que cela se sache, à une distance respectueuse. Mais on peut toujours basculer dans une société totalitaire, où cette séparation entre vie publique et vie privée est délibérément abattue : justement, le totalitarisme cherche à rendre lintimité et par là, lamitié ou la famille, impossibles. Entre les antiques sociétés de médisance et les neuves sociétés totalitaires on trouverait peut-être le chaînon manquant dans ce que Michel Foucault appellerait des sociétés dhumiliation institutionnelle, qui transforment les déviants en pervers, ainsi rejetés hors de la société humaine justement dans son processus même de civilisation.
Le paradoxe de lhumiliation
Quand le roi David a coupé les mains et les pieds de Récab et de Baanah (2 S. 4:12) et quand Adoni-Bézek a coupé les pouces et les gros orteils des soixante-dix rois qui ramassaient des miettes sous sa table (J 1:7), ils avaient lintention dhumilier au plus haut point leurs ennemis. Mais nous devons nous souvenir que la cruauté physique passe avant lhumiliation. La torture du corps implique une douleur plus grande que la torture de lâme. La société décente a pour principe déliminer lhumiliation, mais cela suppose que la cruauté physique ait déjà été supprimée.
Avishai Margalit, La Société décente
Paris, Climats, 1999
Je ne voudrais cependant pas finir sans évoquer ce que Avishai Margalit appelle le paradoxe de lhumiliation, rapportée à ce noyau dur de gestes, paroles ou situations qui dépouillent quelquun de sa confiance en soi. Le paradoxe est que la marque apposée sur le front de Caïn ne devrait pas être humiliante, parce quelle est juste, y compris pour Caïn lui-même. Mais une marque sur le front dAbel ne devrait pas non plus être humiliante, ce ne serait quune erreur judiciaire, et Abel devrait savoir quil est juste. Or lhumiliation est quelque chose de complexe qui embrouille ces cartes. Bernard Williams, philosophe de la morale américaine, affirme quil y a des émotions rouges, celles qui apparaissent sous le regard dautrui, et des émotions blanches, qui se condensent sous le regard intérieur dun autre soi-même en nous. Ainsi la honte est une émotion rouge, la culpabilité une émotion blanche. Mais lhumiliation serait comme une émotion rouge-blanche. Lhumiliation touche dabord à lestime propre de quelquun à ses propres yeux et au respect que les autres ont de lui. Cest que le respect de soi-même, bien que fondé sur la valeur dun homme à ses propres yeux, suppose implicitement le besoin dautres êtres humains respectueux de lui. Il faut les deux pour réaliser la dignité. Mais aussi en touchant au respect que les autres ont de lui, on touche à sa propre estime de soi, et en touchant à son estime propre on affaiblit le respect que les autres peuvent avoir de lui. Il ny a pas destime de soi sans respect dautrui, et réciproquement. Cest ce zigzag entre soi et lautre qui est atteint dans lhumiliation.
Même Dieu est dans cette situation embarrassante. Sil a créé lhomme en face de lui, cest quil avait besoin en face de lui de quelquun capable de résilier lalliance et par là capable aussi de lui dire librement oui quelquun qui puisse en quelque sorte entretenir avec lui quelque chose qui est de lordre du consentement amoureux ! On revient donc sur ce que jappelais le droit ou simplement la faculté de résilier. Car ce nest pas une question de droit : si jai un droit, cest que tu as un devoir Mais ce qui est le plus fort dans lexigence morale telle que nous la cherchons, et notamment dans lexigence de dignité, cest quelle est résistible. La vie morale ne doit pas être réduite à la question du droit et du devoir, nous y perdrions ce zigzag essentiel à la vie même de la dignité !
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Numéro 178-179 |
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