Je n’ai compris
les enjeux du conflit qui se cache derrière les lignes apparemment
si bucoliques et romantiques du livre de Ruth qu’en le relisant
avec des femmes indiennes de la côte atlantique du Nicaragua.
Elles ont su me faire voir combien il est risqué de venir travailler
dans un champ avec des ouvriers agricoles quand on appartient à
une ethnie et à une classe sociale considérées
comme inférieures, et combien il est difficile pour une femme
veuve ou seule d’assurer sa subsistance, d’obtenir le droit
à la terre, d’être considérée comme
une citoyenne à part entière.
Le chemin de Ruth est semé d’embûches
et il ne débouche pas sur un « happy end » d’une
femme comblée par le mariage et la maternité. La tradition
juive ne s’y trompe pas, qui interrompt brutalement la romance
en faisant mourir Booz après sa nuit de noces. Et Oved, le fils
mis au monde par Ruth, est considéré comme le fils de
Noémi sa belle-mère et lui échappe, intégré
dans la généalogie des pères et des fils qui mènent
à David.
Ruth est là pour autre chose : elle se fraye un
passage, défend son droit à être reconnue comme
appartenant à ce peuple auquel elle s’est liée par
son mariage puis par sa décision de suivre Noémi. Elle
témoigne par sa présence de la nécessité
vitale de l’élément venu d’ailleurs pour fonder
un peuple digne de ce nom.
En chemin, elle rencontre d’autres complices ; elle,
la « femme de valeur » (c’est le qualificatif qu’elle
reçoit en 3,11 et qui la place sur un pied d’égalité
avec Booz, un «homme de valeur », en 2,1, qualificatif utilisé
généralement pour souligner le courage des vaillants guerriers)
; elle qui vient de Moab, le peuple si proche et tellement détesté
(Dt 23,4-8) que la tradition le fait naître d’un inceste
de Loth avec une de ses filles (Gn 19,30-38 ). En s’approchant,
séduisante, de Booz au cœur réjoui, la nuit sur l’aire,
Ruth retrouve la détermination de son ancêtre qui ne voulait
pas se résoudre à la fatalité de la catastrophe
et de la destruction. Elle hérite aussi du courage de Tamar qui
avait ouvert une brèche, avec son fils Pereç (son nom
signifie brèche), dans les lois qui la condamnaient à
survivre comme une morte vivante, doublement veuve et sans enfant (Gn
38). Aimée et féconde, elle efface la souffrance et la
rivalité de Rachel et de Léa qui se transforment pour
elle en bénédiction (Rt 4,11). En réactualisant
les initiatives de ces femmes, elle récolte dans son manteau
plus encore que ce qu’y verse la main généreuse de
Booz.
Que met Ruth au monde ? Une autre lecture de la réalité
où l’abondance renaît d’initiatives partagées
dans cette histoire sans Héros, où chacun(e) assume à
tour de rôle le geste qui va faire avancer l’action. Fidèle,
à la fois à ses origines et à ses choix, elle incarne
une nouvelle idée de la citoyenneté, fondée non
pas sur le sol ou sur le sang, mais sur l’adhésion à
un projet. Et la reconnaissance de cette citoyenneté, dans ce
récit, passe d’abord par la conversation, le dialogue, partout,
sur le chemin, dans les champs, à la maison, sur l’aire,
à la porte de la ville.
Ce récit est vraisemblablement écrit à
l’époque perse, au moment où, dans la communauté
des exilés de retour de Babylone, certains traitent par le mépris
le plus profond les « gens du pays », qui, n’ayant
pas fait l’expérience de l’exil, ont survécu
sur la terre d’Israël. Ils tentent également de promouvoir
des lois pour renvoyer les femmes étrangères (cf. Esdras
10) que des exilés avaient épousées. D’autres
alors veillent à inclure Ruth la Moabite parmi les figures fondatrices
du peuple. Ceux qui rédigeront le début de l’évangile
de Matthieu s’en inspireront, qui font figurer Ruth, comme Tamar
et d’autres, dans la généalogie aboutissant à
Jésus, héritier de la fidélité et de la
ténacité de ses grands-mères combatives. 
Corinne
Lanoir