Samedi
22 mai, France Culture annonce la mort de Paul Ricoeur et la prochaine
diffusion dextraits de conférences
Je ressens la
nouvelle comme le passage dune ombre sur le sol. Ce nuage voile
léclat de la lumière du jour. Pourtant je ne suis
pas un lecteur des uvres du philosophe. Toutefois, je conserve
un vif souvenir de lenseignant, du paroissien, du conférencier.
Ces lignes tracent ici les termes dune dette de reconnaissance.
Paul Ricoeur enseigne pour un an à la Faculté
de théologie de Paris. Ses cours portent lun sur lâme,
lautre sur le problème de la vérité. Parménide,
Platon, Aristote et dautres prennent corps au fil de ses leçons,
simples, directes. Ces penseurs de jadis deviennent nos contemporains.
Après de tristes années de philosophies routinières,
je découvre une philosophie vivante, saisissante, dialoguante.
Je regrette alors quil ne nous parle pas alors plus souvent
de la Bible, comme il ouvre les livres des penseurs anciens. Ce nest
pas sa charge. Il se fera entendre plus tard sur le sujet.
Je suis le pasteur dune paroisse sympathique,
mais innervée gauchement par les séquelles de Mai 1968.
Paul Ricoeur enseigne alors à Chicago. Il revient périodiquement
aux « Murs blancs » sa demeure à Châtenay
et vient le dimanche sasseoir parmi-nous à lheure
du culte, un parmi dautres, discrètement présent.
Membre éphémère dun comité dédition,
je suis chargé de lui demander daccepter quon publie
quelques-uns de ses sermons. Où, me demande-il ? Aux «
Bergers et aux Mages » Il répond : « Quest
ce que je vais dire quand on me demandera où crèche
mon livre ! » Il accepte le principe dune publication,
dont je ne sais quel fut le suivi.
Je lai entendu prononcer le nom de Paul Tillich.
Ce théologien passait alors pour une sorte dhérétique
auprès de ceux qui ne connaissaient de lui que quelques remarques
marginales de Karl Barth dans le premier volume de la Dogmatique.
Roger Munier mavait demandé de traduire quelques textes
pour la collection quil dirigeait chez Denoël. Je parle
de ce projet à Paul Ricoeur un bel après-midi en remontant
le boulevard Arago. Il mencourage à mettre la traduction
en chantier, puis me parle des pipes de «Paulus» quil
trouva dans les tiroirs du bureau quil avait occupé avant
lui à lUniversité de Chicago.
Février 1997, je reçois ce mot : «lintitulé
que vous avez donné à ma conférence convient
tout à fait : «Lavenir des religions en dialogue».
Je me réjouis de cette occasion que vous moffrez de dire
ma dette ancienne à lÉglise réformée
Saint-Paul». Cette paroisse va fêter son centenaire. Paul
Ricoeur accepte de faire le voyage de Strasbourg, malgré quelques
ennuis de santé. Je lattends à la gare, pour le
conduire à sa chambre. Valise déposée, il décide
de faire un tour ville. Nous passons et repassons par des rues quil
a parcourru quand il était professeur à lUniversité.
Nous buvons une bière au soleil à la terrasse de la
maison Kammerzell devant la cathédrale. Paul Ricoeur insiste
sur les excellents souvenirs, quil garde de sa vie strasbourgeoise,
de ses collègues dalors et des fidèles de léglise
Saint-Paul, sa paroisse. Pour un homme qui ma demblée
déclaré quil redoutait de marcher longuement,
la promenade fut denvergure. Le soir, avant de donner sa conférence,
il est invité à dîner par une amie aquarelliste
et calligraphe. Elle ma dit : « tu me ferais un immense
plaisir si tu invitais Ricoeur chez moi le jour de mon anniversaire
!» Lhôte sera fêté ! Lamie lui
offre un petit livre quelle a calligraphié et mis en
couleurs pour lui. Paul Ricoeur le lit, surpris. «De qui est-ce?»
«Mais cest de vous, dit-elle !» Grand éclat
de rire ! Ensuite, la conférence devait durer trois quart dheure.
Elle en mesurera le double. Un nombreux public sétait
réuni pour loccasion dans la large nef de Saint-Paul
en dépit de son acoustique déplorable.
Je garde avec reconnaissance le souvenir dun
homme qui fut un livre ouvert, un vivant, amical, le compagnon proche
ou lointain de quelques-uns de mes cheminements, et aussi dun
paroissien discret, attentif ; plus encore dun humain de plein
emploi, prévenant, encourageant. Eh oui, un humain sous le
ciel! Dieu merci, il en est! Que la lumière éternelle
luise pour lui.