C’est tout récemment
que j’ai découvert, pour ainsi dire senti, grâce aux
conférences de France culture l’été dernier,
un autre Camus. C’est-à-dire très différent
de celui que l’enseignement scolaire m’avait apporté
: par exemple avec le Camus de L’étranger ou de La peste.
Je n’oublie certes pas le héros meurtrier de son premier
roman qui, avant son exécution, s’ouvre pour la première
fois « à la tendre indifférence du monde »
et qui, à la fin de son procès, se souvient subitement
de vrais bonheurs lumineux et profonds : « J’ai été
assailli des souvenirs d’une vie qui ne m’appartenait plus,
mais où j’avais trouvé les plus pauvres et les plus
tenaces de mes joies : des odeurs d’été, le quartier
que j’aimais, un certain ciel du soir, le rire et les robes de
Marie. » Il y avait là déjà cette part inaltérable,
pour ainsi dire indéfectible, du soleil qui est, probablement,
le véritable héros de l’œuvre camusienne. Mais
la lecture de Noces me révèle chez Camus une vulnérabilité,
une capacité à ne pas figer les choses… avec l’inconfort
que cela entraîne… Rien de cassant ou de définitif…
J’ai lu L’Envers et l’Endroit, Noces surtout…
J’ai été séduite par la description
des paysages de Toscane, du petit port près d’Alger, par
l’expression d’une pensée non dogmatique, par la capacité
à être sensible à l’injustice tout en étant
imprégné par la beauté du monde… Double fidélité
: à la nature, aux humains : « Parce que la beauté
isolée finit par grimacer… »
« Les apparences sont belles, mais elles doivent
périr ; il faut donc les aimer désespérément…
» Si loin ici du discours convenu sur les apparences trompeuses
dont il faudrait se méfier !
Et puis cette humilité qui fait dire : «
J’apprends qu’il n’est pas de bonheur surhumain, pas
d’éternité hors de la courbe des journées.
Ces biens dérisoires, ces vérités relatives sont
les seules qui m’émeuvent… les autres, les idéales,
je n’ai pas assez d’âme pour les comprendre… »
Cette modestie, encore : « On vit avec quelques idées familières,
deux ou trois. Au hasard des mondes et des hommes rencontrés,
on les polit, on les transforme. Il faut dix ans pour avoir une idée
bien à soi, dont on puisse parler. Naturellement, c’est
un peu décourageant. Mais l’homme y gagne une certaine familiarité
avec le beau visage du monde. » Ce Camus de la quête d’un
accord avec le monde offert cite en tête du Mythe de Sisyphe ces
mots du poète grec Pindare, cinq siècles av. J.C. : «
Ô mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle,
mais épuise le champ du possible ! » C’est bien lui
qui avait déjà écrit dans Noces : « S’il
y a un péché contre la vie, ce n’est peut-être
pas tant d’en désespérer que d’espérer
une autre vie, et se dérober à l’implacable grandeur
de celle-ci. » À Tipasa, je vois équivaut à
je crois…
Me parle et m’émeut alors cette manière
à lui de dire un espoir toujours possible à travers les
promesses d’un printemps au cœur de l’hiver algérien
: « Savoir qu’en une seule nuit, une seule nuit froide et
pure de février, les amandiers de la vallée des Consuls
se couvriraient de fleurs blanches… »
Noces a été et reste pour moi la rencontre
avec une atmosphère singulière dont les accents lyriques
bouleversent et colorent ma mémoire. On peut relire Noces. Un
livre unique. Il me plaît qu’il s’oppose si obstinément
et dans la joie à l’absurde, aux aliénations et répudiations
de nos existences trop souvent blessées par des nuits incompréhensibles
et sans étoiles : « Ce divorce entre l’homme et sa
vie, l’acteur et son décor, c’est probablement le sentiment
de l’absurdité. » (Le mythe de Sisyphe). Là,
ce n’est pas le divorce, mais ce sont les noces de l’homme
avec le soleil, la terre et la mer, « le silence énorme
de midi », « le beau cri de pierre », « l’été
qui bascule », où vibre la « parenté du monde
» et « une entente amoureuse de la terre et de l’homme
». Un art de vivre au présent « comme un sanglot
de poésie »...
Élisabeth
Jas