Luniversalisme
a toujours été plus ou moins à lordre du
jour ; il traverse toute lHistoire y compris celle des religions
dites du Livre. Le plus souvent il a été confondu avec
lexpansionnisme où les idéologies politiques, lappât
du gain, nont plus rien à voir avec lidée
matrice de base : proclamer, témoigner de la vérité
de lexistence dun Dieu de paix et damour. Lhomme,
par nature, par expérience, est porté vers cet universalisme
qui le fascine et linquiète. Mais sur quoi le construire
? Cest un fait, depuis toujours, lhomme traverse des passages
incontournables : il connaît la souffrance, la joie, la peine,
la fête. Mais il est porté par le désir et lamour.
Ce dernier ne serait-il pas la pierre angulaire, le fondement par excellence
de sa recherche éperdue ?
Universalisme de lamour
En effet, force est de constater que lamour nest
pas la marque du seul christianisme ; depuis des siècles, lHindouisme,
entre autres, a repéré la voie de la Bhakti, à
savoir le chemin spirituel de lamour, de la dévotion envers
la Divinité chemin qui conduit à des sommets de
la spiritualité universelle. Lorsque Saint Augustin (IVe s.)
met en tension la Cité de Dieu et la Cité terrestre, lorsquil
avance lespérance dune cité de Dieu où
se réaliserait toute la complétude désirante de
lhumanité, il ne fait que traduire son attente dun
universalisme damour enfin réalisé. Toute la Bible
porte vers cette espérance.
La gloire de Dieu « remplit les cieux et la terre
», cest-à-dire tout lunivers. Cette gloire
divine, que Calvin met au-dessus de tout, reste le but ultime de toute
vie chrétienne, dans ses aspects les plus humbles, les plus simples,
dans ses rapports aux autres. Les textes johanniques sont particulièrement
forts : « Dieu est amour » (1 Jn 4,8 et 16) « Et cet
amour consiste non pas en ce que nous avons aimé Dieu, mais en
ce quil nous a aimés le premier » (1 Jn 4,10). Lamour
de Dieu (génitif subjectif) et lamour pour Dieu sont en
étroite relation. Lamour a été chanté,
décliné, prêché sous toutes ses formes depuis
les plus hauts sommets de la mystique universelle, presque toujours
teintée dun érotisme plus ou moins sublimé,
jusquà ses aspects les plus triviaux ; mais dans ce cas,
était-ce encore lamour ?
Anthropomorphismes
Pour le théologien, lamour figure, traditionnellement,
parmi les attributs ou qualités en Dieu. Or, en ce qui concerne
le champ de la « connaissance » de Dieu (la question «
qui est Dieu ? »), il est amené à énumérer
des propriétés, des perfections, donc des attributs, lesquels
ne seraient québauchés chez lhomme en marche
vers sa fin. Certain sont communicables (amour, miséricorde
),
dautres ne le sont pas (unité, infinité
).
Dans cette perspective, Dieu a donc été revêtu de
toutes les qualités rêvées par lhomme jusquà
courir le risque den faire une idole par excès danthropomorphisme.
Calvin, toujours prudent, souligne que « la connaissance de Dieu
consiste plus en vive expérience quen vaine spéculation
» (Institution de la religion chrétienne, 1541). Il ne
retient que les attributs (vertus) « que nous avons noté
reluire au ciel et en la terre à scavoir clémence, bonté
miséricorde, justice, jugement et vérité ».
Il note également la puissance, la sainteté. Lamour
de Dieu, attribut communicable par excellence, nest pas cité.
Bien entendu, le Réformateur ne lignore pas pour autant.
À vues humaines lamour en soi nexiste
pas
Jusque là, nous restons dans la tradition chrétienne
la plus reconnue, illustrée par les plus grands penseurs et mystiques
de tous les temps. De là à conclure que lamour est
la pierre angulaire de luniversalisme, il ny aurait quun
pas. Mais je crois quà vues humaines lamour en soi
nexiste pas.
Avant de poursuivre, je voudrais attirer lattention
sur un aspect important de lIslam. Si celui-ci reconnaît
que Dieu dans sa seule transcendance est capable damour, il répugne
à admettre que lhomme, en retour, doit et peut laimer
; aimer Dieu est à la limite du blasphème. Les courants
mystiques dans lIslam, fondés sur lamour, sont toujours
restés plus ou moins suspects aux yeux des Docteurs de la Loi
et des Juristes. Comme le soulignent deux spécialistes
G.C. Anawati et L. Gardet : « le fidèle pourra aimer
la Loi, le service, le Bienfait de Dieu, mais non Dieu lui-même.
Quant à lamour de Dieu pour lhomme, il signifie un
sentiment de pitié et dindulgence. Lamour sera conçu
en Dieu comme un attribut non nécessaire. » En effet, si
lon suppose de Dieu à lhomme un amour de lordre
dun attribut essentiel, cest introduire une passion en Dieu,
donc un genre de mutabilité ce qui, bien entendu, nest
pas acceptable. Ainsi, on peut saisir labîme qui sépare
luniversalisme chrétien, voire indien, bouddhique, de celui
de lIslam. Le premier sera fondé sur lamour ; lIslam
mettra en avant toute sa puissance conquérante au nom de Dieu,
du Prophète et de son Écriture fondatrice : le Coran.
Son universalisme expansionnisme (?) se développe
dans la fulgurance de la « guerre sainte ».
De la rencontre jaillit lamour
Mais si, comme je lavance, lamour
à vues humaines nexiste pas « en soi et pour
soi » comment en rendre compte ? Comment comprendre lamour
maternel, celui des amants
? Faut-il partir de linstinct,
de la sexualité, du désir ? Si lamour nexiste
pas, comment comprendre laffirmation de Saint Jean : « Dieu
est amour » ? Comment construire un universalisme fondé
sur un imaginaire ? Je ne doute pas de lamour, mais je pense quil
surgit, quil prend corps, quil sépanouit au
sein de la Rencontre. Il suffit de parcourir toute la Bible pour constater
limportance du thème de la Rencontre, de la Genèse
à lApocalypse. Pour que lamour prenne corps, il faut
être deux et il me paraît que lamour maternel le plus
pur, le plus désintéressé sinscrit dans cette
problématique.
Ne pas limiter le Christ à notre petit monde
Pour ce qui concerne luniversalisme, la Rencontre
de lautre sinscrit dans un contexte exigeant au plan de
lhumilité et de la pureté du cur. Si les Béatitudes
sont centrales dans la prédication de Jésus, incontournables,
fondatrices, je reste convaincu quil y a de par le monde des hommes
et des femmes qui sur les chemins de la vie ont, dune certaine
manière, rencontré le Christ en dehors de toute Mission
et de toute prédication. Nous ne pouvons enfermer le Christ dans
nos théologies systématiques, nos dogmatiques minéralisées.
Ces femmes et ces hommes vivent leur foi à leur façon
souvent incompréhensible pour nous, voire insupportable ; on
oublie trop souvent quil en est de même pour eux lorsquon
leur expose des « vérités » forgées
au creuset du Judaïsme, des philosophies grecques et des contingences
de lHistoire. On oublie trop facilement que des femmes et des
hommes ont, dans le cur et la mémoire, les stances de la
Bhagavad-Gita et autres Upanishad pour ne citer que ces textes ; quils
ont un rituel sacrificiel qui est plus que respectable même sil
nous gêne parfois. Des chrétiens ont retrouvé leur
foi au Christ au contact providentiel de ces hommes, de ces femmes qui
ont tant à nous apprendre ; cest de ces Rencontres que
jaillit le feu de lamour véritable ; il suppose un certain
dépouillement, une ascèse, une éthique dabandon
de toute arrogance. Il ny a pas de christologie universelle, passe-partout,
immuable. Dieu nest pas « un moteur immobile ». Il
est « Énergie ». Il est « Inconnaissable ».
Il est « Amour », à savoir le dispensateur de la
Grâce incréée, qui rayonne dans tout lUnivers.
Par conséquent, pourquoi et de quel droit limiter les christophanies,
les apparitions du Christ, à notre petit monde, à nos
façons de penser ? Il vaut la peine dy réfléchir
sans craindre de trahir notre foi, bien au contraire.
Pour reprendre une formule célèbre du Zen
: « Si tu rencontres Bouddha, tue-le. » Sommes-nous capables
de « tuer » le Christ que nous avons fabriqué
je ne dis pas Jésus pour le retrouver enfin tel quil
est en vérité ? Ce sera peut-être le prix à
payer pour que son amour se déploie enfin sur le monde.
Camille
Jean Izard