Il y a exactement 40 ans quAlberto
Giacometti (1901-1966) est mort, nous laissant ses peintures grises
aux grands yeux étonnés, ses dessins nerveux, et surtout
ses sculptures si filiformes, toutes pétries de la force de son
pouce, qui hantent les parvis de Saint-Paul de Vence en Provence, et
de plusieurs musées ou galeries dart dans le monde. Souvent
lon entend rire de ses personnages si maigres, « immobiles
à grand pas » !
Jai cependant une immense admiration pour celui qui sait, en
six traits de plume, faire en effet avancer un indéniable être
humain à cette allure : car il y a une énergie, une rapidité,
une dynamique dans le mouvement de cette silhouette ; quelques frémissements
de vêtements, et puis cette allégresse dans des chaussures
de grande taille, posées et pourtant déjà reparties.
Ici ce nest pas la tête qui impose le rythme, cest
lêtre tout entier qui déplace un souffle dair,
se fait passant, passage, fugace et mince, léger et décidé.
Il nest pas encombré de son corps, puissant dépaules.
Bras absents, mains cachées, habits indéterminés,
cette longue image dhomme puisquil est homme en marche
dégage pourtant une vraie présence, une liberté
à peine retenue par un cadre ténu.
Alberto Giacometti, Lhomme
qui marche.
Huile sur papier vers 1960. © Adagp, 2006
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Je me dis que peut-être le Christ aurait aimé être
vu par ces yeux, perçu par ce regard dartiste pour ce quil
savait faire comme personne : se déplacer si constamment, si
légèrement, si totalement, et mettre immédiatement
les êtres paralysés en mouvement, les êtres écroulés
en marche, les êtres blessés en joie, les êtres morts
en vie, les âmes pesantes en lévitation vers un ciel, un
ailleurs habité danges.
Je me dis que peut-être tous les êtres rencontrés
par le Christ voient souvrir devant leurs pas la page blanche
dun avenir à penser, dun temps à traverser,
dune énergie à dépenser, dun but à
poursuivre, dune histoire à inventer, comme cet homme que
rien ne retient, que rien nentrave, que rien nencombre.
Il est seul, sur sa page blanche, mais peut-être pas si seul,
puisquil vient de quelque part et semble aller autre part, sans
hésiter. Jaime cette force du pas décidé
qui ne laisse pas de place à la tristesse, à la mélancolie.
Jaime aussi les marches incessantes que la Bible nous restitue,
et qui relient à jamais des lieux qui construisent et déterminent
lidentité des peuples, la germination de notre foi.
Qui se souvient encore de la longue grève des transports dil
y a quelques années, qui obligeait tous les piétons de
Paris à marcher ? Bien sûr, ce nétait pas
vraiment de gaîté de cur, ni sans fatigue physique,
mais comme beaucoup devaient se côtoyer sur des trottoirs devenus
trop étroits, on en venait à se parler, à se sourire
pour se soutenir, à sécouter, à partager
lépreuve, dans un tout autre rapport que celui des embouteillages
mécanisés, dans un rapport redevenu humain, le temps étiré
dun parcours où les corps se mesurent à lespace.
Je me dis que peut-être le Christ aimerait que nous sachions
mieux nous défaire de nos lourdeurs bitumeuses, pour marcher
derrière lui, avec lui, allégés par lui en lépaisseur
de notre chair souffrante, pour retrouver lallure déliée
et souveraine en son silence, de lhomme qui marche
vers
son Dieu.
Cécile
Souchon