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Numéro 193 - novembre 2005
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« Enlevez les miracles de l’Évangile, écrivait Rousseau, tout y deviendra divin. » Pierre-Yves Ruff, directeur de Théolib, montre que ces récits, sans contester la possibilité d’événements surnaturels, ne les considèrent pas comme venant toujours de Dieu, ni ne les jugent nécessaires pour l’annonce de l’Évangile .

Jésus croyait-il aux miracles ?

La question que je pose ici peut sembler très naïve. On me répondra que cela va de soi : Jésus croyait aux miracles, comme tous ses contemporains. Il est né dans un contexte précis. Il appartenait à une culture. Il en partageait les présupposés.

Cette conviction a conduit de nombreux libéraux à regretter que Jésus ait vécu bien avant l’époque moderne. Dans l’enseignement des évangiles, ils découvraient des sommets. Ils en retenaient une éthique, une conception de la vie et de la foi à laquelle ils adhéraient pleinement. Par contre, ils auraient volontiers éliminé les récits de miracles. Ils y voyaient des reliquats d’obs-curantisme, mettant en cause la crédibilité des évangiles. Certains rêvaient d’un Évangile expurgé de toute trace d’irrationnel, y compris les récits liés à la Résurrection.

De fait, si l’on retient de l’Évangile une leçon de vie, que Jésus ait marché sur la mer ou non ne change strictement rien. Nous n’avons pas besoin de récits de miracles pour constater l’importance de son message, ou encore nous incliner devant son itinéraire terrestre. Ces deux aspects nous suffisent pour attester qu’il était bien porteur de l’Esprit, messager du Royaume.

Cette approche est donc cohérente. Mais à la suivre jusqu’au bout, on se heurte à une difficulté. Expurgé des récits de miracles, le récit perd de sa vivacité et de son intensité dramatique.

Le surnaturel tient donc un rôle dans le récit. Pourtant, sa place n’est peut-être pas si stable qu’il ne paraît. Mon hypothèse est que les rédacteurs des évangiles croyaient peut-être moins aux miracles qu’une première lecture ne le donne à penser.

À l’appui de cette hypothèse, je présenterai quelques traits.

Le miracle n’est pas toujours un signe divin

Dans l’épisode de la tentation, l’Esprit conduit Jésus dans le désert, pour qu’il y soit tenté. Ce n’est pas le diable qui vient le chercher. La dualité n’est donc pas radicale : elle n’exclut pas une certaine complémentarité.

Le diable propose son programme : changer des pierres en pain, sauter du haut du temple, et posséder tous les royaumes de la terre. Jésus changera de l’eau en vin (en tout cas chez Jean), marchera sur les eaux, et sera destiné à régner sur la terre. Dans l’ordre de la métaphore, ces deux programmes ne sont pas si éloignés. On peut déjà en déduire que dans l’Évangile, le miracle n’appartient pas a priori à l’ordre du divin.

Ce fait est confirmé vers la fin du récit, peu avant que Jésus ne soit livré. À ses disciples, il confie : « Il s’élèvera de faux Christs et de faux prophètes ; ils feront de grands prodiges et des miracles, au point de séduire, s’il était possible, même les élus (Mt 24,24). »

Le miracle, qui devait être le signe qu’on était envoyé par Dieu, prend clairement une valeur inverse. Sa possibilité paraît incontestée. Mais sa valeur est ouvertement négative.

Un miracle à géométrie variable

On le constatera aisément, les miracles accompagnent surtout Jésus au début de son ministère. C’est évidemment le cas chez Jean, qui évite le mot, lui préférant celui de « signe ». Mais chez les autres rédacteurs, le mouvement reste le même. J’en veux pour preuve, chez Marc et chez Matthieu, les deux récits de multiplication des pains.

À première lecture, on pense avoir affaire à une redite. Avec des pains et des poissons en petit nombre, Jésus nourrit la multitude, venue suivre son enseignement. Le message est le même. Mais la réalité s’avère différente. Marc et Matthieu en sont d’accord. La première fois, avec cinq pains et deux poissons, Jésus nourrit cinq mille hommes ; il reste douze paniers. La seconde, avec sept pains et quelques poissons, il en nourrit quatre mille ; il reste sept corbeilles.

On peut en déduire deux choses. D’abord, la forte baisse de son auditoire. Rappelons que Jean le Baptiste recevait « les habitants de Jérusalem, de toute la Judée et de tout le pays des environs du Jourdain (Mt 3,5) ». Jésus était son héritier légitime. Il aurait dû bénéficier de son audience. Mais elle diminue.

Ensuite, les deux récits mettent en évidence la diminution de son pouvoir surnaturel. Dans le second récit, Jésus dispose de 40 % de matière première supplémentaire. Mais avec elle, il produit 20 % de moins. Quant au reste – c’est-à-dire, en hébreu, le bénéfice –, il diminue nettement : il y avait douze paniers ; il n’y a plus que sept corbeilles. Or, un panier contient plusieurs corbeilles.

Le contexte renforce ce sentiment. La première fois, Jésus envoie les disciples sur une barque. Il les rejoint en marchant sur les eaux. Il donne ses ordres au vent et calme la tempête. Mais la seconde, il s’embarque avec eux. Et quand il parle du « levain des pharisiens », eux songent à la nourriture.

Par la suite, il n’aura guère l’occasion de parler à une vraie foule. Son entrée à Jérusalem ne sera marquée ni par des miracles, ni par des discours.

L’évangile de Jean présente une structure assez semblable. Jésus accomplira trois signes, tout au début de l’évangile. Mais après le chapitre sixième, aucun geste ne sera appelé « signe ».

La miraculeuse contestation

Comment comprendre cette logique ? Mon hypothèse est la suivante. Les évangiles sont en débat avec la culture de l’époque. Ils en reprennent les catégories, mais sans vraiment les accepter.

D’une part, on attend le Messie, c’est-à-dire un roi de gloire. Les évangiles utilisent cette catégorie. Mais la royauté de Jésus fait signe vers un tout autre royaume.

De la même manière, dans la culture de l’époque, le miracle est indispensable. Il faut du merveilleux pour attester qu’on est un envoyé de Dieu. Les évangiles relatent donc des miracles. Mais ils s’en éloignent pour trois raisons.

Tout d’abord, les rédacteurs soulignent l’aspect très ambivalent du miracle. Il n’est pas forcément divin.

Ensuite, un miracle ne prouve rien. Cela apparaît clairement dans la relation entre Jésus et les pharisiens. Sans cesse, on demande des preuves. Mais l’amour ne se prouve pas. Il s’accueille dans la confiance. Il en est de même de l’espérance.

Enfin, le surnaturel est autre chose que le spirituel. Les rédacteurs des évangiles nous mettent en garde. Derrière le « miracle », il y a une parabole, un message à décrypter. La multiplication des pains ne fait pas de Jésus un boulanger surnaturel. Elle est la description d’une métaphore en actes.

Le miracle inutile

L’évangile de Jean le dit aussi, d’une manière remarquable. Juste après la résurrection, il présente un nouveau partage du pain et des poissons. On l’a appelé la « pêche miraculeuse ». Mais le texte ne parle pas de miracle. Les disciples ont travaillé toute la nuit. Ils sont bredouilles. Cela leur arrivait assez souvent. Jésus indique simplement où jeter le filet.

Ensuite, comme ils reviennent au bord du lac de Tibériade, ravis sans doute de leur prise, tout est déjà prêt pour le repas.

Nous rencontrons ici l’abondance, la gratuité – et même l’inutilité –, enfin le partage. Le message central est l’importance de l’inutile. La multiplication des pains était un geste nécessaire. Jésus devait nourrir la foule. Mais le geste n’a rien produit. La foule se détournera peu à peu de Jésus. Par contre, le dernier repas de l’évangile, juste après la résurrection, suscite la reconnaissance : « Alors le disciple que Jésus aimait dit à Pierre : C’est le Seigneur ! »

Quelque deux milliers d’années plus tard, peu de choses ont changé. Les hommes s’attachent à ce qui est utile. Beaucoup rêvent encore de guérisons miraculeuses. Les experts en tout genre ont remplacé la Pythie de Delphes. C’est là que l’Évangile renverse les valeurs.

Jésus croyait-il au miracle ? Peut-être, peut-être pas. En tout cas, il n’en faisait pas un objet de foi. Le vrai miracle, dans l’Évangile, c’est la simplicité du partage. Il a quelque chose d’inutile. Mais il est le secret de la vraie vie. feuille

Pierre-Yves Ruff

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