![]() |
![]() |
||||||||||||||||||||||||
![]() |
![]() |
![]() |
||||||||||||||||||||||
|
Nombreuses sont les situations où le respect scrupuleux de la loi produit le contraire de ce que vise la loi. |
Ceux qui peuvent vraiment répondre aux pourquoi sont ceux qui ont pris les décisions, qui ont fait les choix. Celui qui est responsable, cest celui qui peut répondre (les deux mots sont de la même racine). Être responsable, pouvoir répondre de ses choix, de ses actes, de ses paroles est une manière dexprimer sa liberté. A contrario, labsence de liberté conduit à lirresponsabilité, à limpossibilité de pouvoir répondre.
Labsence de liberté nest pas forcément un outrage à notre humanité. Elle peut savérer être un facteur de sécurité et de repos. Prenons le cas très théorique dune société où tout serait codifié dans les moindres détails: de la manière de manger à lurbanisme, en passant par lagriculture, léducation et tout ce qui organise notre vie. Nul naurait plus à se poser de question sur la conduite à tenir; il suffirait de suivre le grand code de la vie prescrit par cette société. Nul naurait à craindre de mal faire puisquil suffirait dobéir aveuglément à ce qui a été prévu: plus de décisions tourmentées, plus de conflits de morale et plus de reproches en perspective.
Prenons le cas de celui qui préside le culte dune Église réformée. Pour ne souffrir daucune remarque, pour ne pas avoir à répondre de telle phrase, de telle prière quil aura dite, il lui suffit de suivre scrupuleusement lordre liturgique et dutiliser les textes approuvés par le Synode. Sen remettre à la liturgie fait gagner du temps et protège de toute critique qui pourrait être faite: le vrai responsable, cest le Synode, non celui qui préside le culte. Apporter une telle sécurité est lune des fonctions des rituels, des protocoles, des liturgies, des lois. Ils permettent dagir sans avoir à réfléchir: il suffit de suivre le mode demploi pas à pas.
Cette sécurité ne se gagne pas sans une perte majeure. Car, à respecter la loi à la lettre, on risque den perdre lesprit. Respecter la loi est sécurisant et reposant, mais ne permet pas toujours de laccomplir dans toutes ses dimensions. Concernant le culte, cette critique se trouve chez le prophète Ésaïe: on respecte la liturgie, mais pas les frères et surs, en conséquence de quoi le culte fait horreur à Dieu (Es 1,10 et suivants; 58). Nombreuses sont les situations où le respect scrupuleux de la loi produit le contraire de ce que vise la loi. Ainsi, le code de la route cherche à faciliter les déplacements des véhicules à moteur. Il précise quil ne faut pas franchir les lignes blanches situées sur la chaussée. Mais prenons le cas où une voiture stationne en double file, rendant impossible la circulation sur la chaussée à moins de franchir une ligne blanche; que faire? Attendre que le conducteur déplace sa voiture et créer un embouteillage pendant ce temps ou franchir la ligne blanche pour permettre la circulation? Cet exemple anodin montre que les lois, les protocoles, les coutumes et tout ce qui est destiné à régler notre vie ne nous permettra pas de nous abstenir de toute décision: beaucoup dévénements imprévus sont comme des grains de sable qui bloquent ces mécaniques bien huilées. En bien des occasions, se contenter de respecter la lettre de la loi signifie ne pas agir dans le sens voulu par le législateur, et revient à ne pas accomplir la loi.
Lexemple montre que la désobéissance peut être une meilleure obéissance que le respect rigoureux de la consigne. Dans ce cas, faut-il légiférer sur la désobéissance et linscrire dans la loi elle-même? Le protestantisme cède facilement à cette tentation. Jimagine que nous avons le sentiment quun protestant doit pouvoir exprimer sa protestation par le mécontentement et, de façon ultime, par la désobéissance. À Rezé-lès-Nantes en 1998, dans le cadre de la réflexion sur «Étranger, étrangers», le Synode de lÉglise Réformée de France a appelé les membres dÉglise à «porter toutes les conséquences [dune] loyauté critique [à légard de lÉtat], même si elle doit conduire, en dernier recours, à la désobéissance civile». Discrètement, cette décision synodale a fait de la désobéissance civile une obéissance ecclésiale. La désobéissance inscrite dans la loi cesse, de ce fait, dêtre désobéissance. Quand linstitution confisque lobéissance et la désobéissance, qui devraient relever de la responsabilité individuelle, elle rend du même coup les personnes irresponsables: désobéir à lÉtat devient une façon dobéir à lÉglise.
Dans le cadre du travail synodal «confesser Jésus-Christ dans une société laïque», le risque est le même. Nous avons, à juste titre, lintuition quil se pourrait que nous devions désobéir à lÉtat dans certaines situations, pour être fidèle à Dieu. Mais faut-il prendre une décision synodale qui autorise cette désobéissance civique? Si tel est le cas, nabandonnerait-on pas une éthique de la responsabilité qui fait de chaque croyant un interprète de la volonté de Dieu (ce qui nexclut pas que linterprétation individuelle doive se confronter avec dautres interprétations)? Désobéir, braver une interdiction, enfreindre la loi, faire grève sont des actes graves; ils devraient toujours être exceptionnels. Prévus par la loi, légalisés, ils deviennent normaux, ils se transforment en règle, perdent leur force de spontanéité, leur puissance de subversion et trouvent une place raisonnable dans ce quil est possible et convenable de faire. Au lieu dêtre un devoir que nous dicte notre conscience, ces actes deviennent un droit que nous donne lÉglise.
À partir de bonnes intentions (se préparer
à réagir dans des situations qui mettent à mal
lhumanité voire lexistence même de lhumanité)
ne risque-t-on pas, en rognant la liberté de conscience, dengendrer
une génération de croyants irresponsables? Ne risque-t-on
pas de supprimer ce que Hans Jonas, dans Le principe de responsabilité
(Paris, Flammarion, 1998, p.196), a défini comme étant
la responsabilité absolue: «la possibilité quil
y ait de la responsabilité»?
Dans la vie spirituelle et religieuse, je ne puis rien accepter qui soit en dehors de la conscience personnelle ou qui la contredise, sans risquer décarter tout phénomène spirituel, lesprit étant avant tout liberté. La liberté de la conscience est un bien moral suprême et la condition même de toute vie morale. Aucune force du monde ne peut la détruire intérieurement, elle subsiste même lorsque lhomme est jeté en prison ou lorsquon le mène au supplice. Mais extérieurement on peut la violenter, rejeter son droit, en tant que droit subjectif de la personne, socialement on peut refuser de la reconnaître; aussi une lutte en sa faveur est-elle possible et même inéluctable. Nicolas Berdiaeff, De la destination de lhomme,
1935
|
Bienvenue |
|
|
Numéro 189 |
|