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Sculpture en cire colorée de Gaetano Zumbo à Naples. Sade dans Juliette écrit à propos des cires de Gaetano Zumbo : « On peut y voir un sépulcre empli de cadavres à divers stades de la putréfaction [ ] L'impression est si forte face à ce chef-d'oeuvre que les sens semblent se donner l'alarme l'un l'autre : sans le vouloir on porte la main à son nez. ». |
Cest un choc dont nous navons pas léquivalent aujourdhui. Choc, car la maladie est violente. Elle na rien dun certain romantisme quon donnera à la tuberculose au XIXe siècle. On meurt très vite : en trois jours tout au plus pour la peste pulmonaire, mortelle à 100 %, en quatre ou cinq jours pour la peste bubonique la plus fréquente ; la Peste Noire est en fait une conjugaison de ces deux pestes. Fortes fièvres, céphalées, apparition de bubons qui peuvent éclater, crachats de sang conduisent au coma et à la mort. On décrit parfois des gens qui se sont effondrés et qui sont morts en un après-midi. Cette mort frappe nimporte où, nimporte qui, et tue comme si des flèches étaient tirées au hasard, ce qui explique le succès de Saint Sébastien protecteur contre la peste. Il a été supplicié précisément par des flèches en 288 sous Dioclétien ; Saint Roch, rescapé de la maladie près de Montpellier, viendra le seconder avec Saint Charles Borromée.
Choc enfin car la peste est mystérieuse. On ne sait rien delle. On ne sait pas comment on lattrape et on ne sait pas la soigner. On applique toujours les recettes des médecins de lAntiquité ; Gallien, par exemple, qui connaissait la peste, est remis à lordre du jour par les Arabes. Mais ces recettes ne sont daucun secours. On ignore pourquoi la peste a laissé de côté certaines régions ou villages. Le village de Saint-Sauve en Corrèze sappelle ainsi car il a été sauvé de la peste ; les habitants des Pays-Bas, pourtant grands commerçants et donc circulant beaucoup, nont été que peu touchés. Il est vrai que les Pays-Bas sont riches et dun niveau élevé, mais alors pourquoi la violence de la peste en Italie du Nord ? On comprend que des vallées retirées naient pas été touchées, ou que certaines professions naient pas été atteintes, comme les forgerons dont le bruit et lactivité font fuir les rats Mais pour le reste cest un mystère ! La récurrence de la peste pendant deux siècles va accroître le désarroi face au fléau.
Les conséquences de la Peste Noire sont considérables : démographiques, on la vu, mais aussi psychologiques, culturelles, artistiques. Toute la civilisation en est ébranlée.
Hans Holbein le Jeune, La Peste. D.R.
La mort est omniprésente, obsédante, massive et anonyme. De 1348 à 1500 Paris connaît une vingtaine dattaques de la peste ! Comment les mentalités peuvent-elles résister ? Les XIVe et XVe siècles voient se développer les danses macabres qui rappellent la précarité de la vie, mais elles montrent aussi lérotisme de la mort, une sorte dexhibitionnisme. À la fin du Moyen Age, ces danses ne seront pas que des fresques ou des dessins, elles seront réellement dansées sur le parvis des églises. Jérôme Bosch exprime cette obsession des pein-tres et des danseurs dans ses peintures. Dans le domaine de la sculpture, la mort est aussi « à la mode ». On sculpte des transis comme ceux de Ligier Richier. Le Christ devient ainsi le Christ décharné et souffrant pendu à la croix. Cest aussi le temps des mises au tombeau et des pietà.
La littérature néchappe pas à ce mouvement comme en témoignent parmi dautres François Villon, Ronsard, Mademoiselle de Scudéry ou Daniel Defoe. Le Decameron de Boccace, qui raconte la peste à Florence, reste peut-être luvre la plus emblématique. Les « ars moriendi » publiés en grand nombre sous lAncien Régime introduisent lidée du « bien mourir » On néchappe pas à la mort, lhomme en est marqué profondément à court terme, aussi bien quà long terme. Que faire ?
Fuir ou faire face. Une des premières réactions est la fuite, ce qui permet à la maladie de sexporter rapidement ! Il faut faire vite car dès que le principe de la contagion est repéré on met en application la quarantaine, parfois avec efficacité. Ceux qui fuient sont souvent des dirigeants, des seigneurs, voire des membres du clergé, mais ils fuient la plupart du temps en vain. Faire face alors ? Cest ce qui se fait le plus souvent. Dans un premier temps on barricade la ville quand on sait que la peste arrive la bosse comme on disait à cause des bubons. Puis quand elle est là on essaye disoler les maisons pestiférées, on interdit les réunions et les manifestations. On essaye bien de camoufler le fléau pendant quelques temps il est psychologiquement difficile dadmettre une telle catastrophe les raisons économiques ne manquent pas pour ne pas divulguer la mauvaise nouvelle. Réflexe qui existe encore aujourdhui, le commerce et le tourisme étant prioritaires, beaucoup de pays ne déclarent pas à lOMS les épidémies qui sévissent chez eux !
Le camouflage na quun temps. On essaye donc de purifier lair puisquon croyait que la peste sattrapait par voie respiratoire, ce qui est vrai de la peste pulmonaire qui se transmet par les gouttelettes de salive, mais non pas de la peste bubonique transmise par la puce du rat. Or ces deux formes de peste se sont conjuguées dans la Peste Noire.
La ville ou la région bouclée, mise en quarantaine, il faut soigner et enterrer les morts. Les soins sont dérisoires et proches de la magie. Par exemple, on applique des crapauds sur les bubons. Les temps de peste voient se développer les pratiques superstitieuses, le charlatanisme, la sorcellerie et lastrologie, toutes choses qui existaient déjà et que la peste a amplifiées. Les soignants payent un lourd tribut à la maladie. Le médecin porte des protections typiques : il sagit de navoir aucun contact avec les malades, que lon touche par lintermédiaire dun bâton ; le masque pointu rempli dherbes aromatisées permet de purifier lair respiré. Les ordres religieux sont aussi très touchés, ainsi à Rouen où toutes les surs de lHôtel Dieu meurent au service des malades lors de la Peste Noire. On crée bien de nouveaux hôpitaux, lieux à la fois de quarantaine et de soins. Y sont accueillis les malades mais aussi les convalescents. Par exemple à Genève est créé un hôpital dans la plaine de Plainpalais hors les murs bien sûr Quoi quil arrive, les malades succombent tous de la peste pulmonaire et presque tous de la peste bubonique. Tous les jours il faut ramasser les morts et les enterrer : on crée donc des fosses communes, des cimetières, les lieux de sépulture sont insuffisants. Cest une sorte de cauchemar, dhallucination et la charrette des morts au petit matin a encore inspiré le cinéma au XXe siècle.
Face à une telle catastrophe, faut-il fuir ou rester ? Senfermer à lécart et vivre à la fois de stoïcisme et (ou) dhédonisme. Le Decameron décrit une situation réelle : le fatalisme et une volonté de vivre un temps que lon sait très court conduit à des manières de vivre marquées par un appétit de jouissance. À linverse, lhéroïsme face au fléau permet à beaucoup de se dépasser, de révéler leur richesse humaine, ce que relèvera Albert Camus dans son roman « La peste ». Enfin, notons lébranlement que peut représenter le fait de se retrouver seul dans une maison dont tous les habitants sont morts. Sopère ainsi une redistribution des richesses par héritages, par le remplacement des générations, par lascension sociale du dernier survivant de la maison, parfois un serviteur qui hérite de la fortune des maîtres.
Déréglées, les mentalités le sont profondément et la violence, déjà présente dans la société, va prendre de lampleur. En particulier quand on cherche à répondre aux questions : « qui est à lorigine de la peste et pourquoi ? »
Hans Holbein le Jeune, Le Médecin. D.R.
Les sorciers payeront un lourd tribut : environ 10 000 sorciers ou sorcières finiront sur les bûchers de 1348 à 1700. Tous les sorciers ne sont évidemment pas accusés de semer la peste, mais il y a un lien très étroit entre la peste et la répartition des procès en sorcellerie. Partout on cherche des boucs émissaires. Un chroniqueur arabe relève quà Chypre les francs massacrent leurs prisonniers. En Europe ce sont les juifs qui sont lobjet de la vindicte populaire ; partout lantisémitisme renaît. Des pogroms sont fréquents, les massacres aussi. À Strasbourg, 900 Juifs sont condamnés à être brûlés vifs. Ici comme ailleurs, ils étaient accusés davoir empoisonné les puits. Cette peur de lautre se tourne aussi contre les vagabonds, les mendiants, en bref contre tous ceux qui échappent aux normes sociales. Dans ce sombre tableau, la figure de Clément VI, pape en Avignon, fait exception par son interdiction de persécuter les juifs et lexcommunication des persécuteurs. Ces mesures sont sans grand effet en dehors de la ville papale. Les États du Pape seront un lieu de refuge pour les juifs. Le pape est aussi en avance sur son temps quand il autorise lautopsie des cadavres un siècle et demi avant « La leçon danatomie » de Rembrandt ou les recherches dAmbroise Paré.
Les flagellants expriment à leur manière la violence, le désarroi et la culpabilité que lon ressent face au fléau. Il sagit dune mortification collective : les flagellants se fouettaient le dos avec des fouets armés de morceaux de fer en parcourant les rues jusquaux églises où ils faisaient acte de repentance. Ce mouvement a connu un vif succès, mais cest aussi un mouvement contestataire vis-à-vis de lÉglise, qui ne voit pas dun bon il de tels actes.
Cette culpabilité collective, qui se retourne soit contre « lautre », « létranger », soit con-tre soi-même, résulte de la vision dun Dieu tout-puissant, auquel rien néchappe. Une hypothèse est donc que Dieu a envoyé la peste comme punition à cause du péché des hommes, ce qui explique lattitude des flagellants. Une autre hypothèse est que le Diable agit et envoie lui la peste, et là cest bien lautre ou le juif ou le sorcier qui est mis en cause.
La peste va modifier le paysage et les comportements, non pas là aussi quelle soit lunique déclencheur, mais elle accélère les mutations en cours dans bien des cas. Larchitecture évolue, passant du gothique classique au gothique flamboyant, puis au baroque. Ces styles ont leur beauté mais nexpriment pas lapaisement des consciences ; lexagération et lextravagance, dues à des surcharges expriment la puissance de Dieu, celle de lÉglise mais aussi linquiétude de lhomme malgré la percée de lindividualisme. Si larchitecture change, le paysage urbain évolue aussi. On va vers plus de salubrité : extension des égouts, interdiction de laisser les porcs en liberté, construction despaces comme la Place des Vosges selon la volonté dHenry IV, etc. Malgré la crise démographique majeure, la ville garde son dynamisme et voit affluer les gens des campagnes. La fin du Moyen Âge reste une période étonnante par sa vitalité, son esprit dentreprise et de création artistique, comme si la vie saffirmait face à la mort envahissante, ce que confirment les taux de mariage et de natalité élevés après chaque passage de la peste.
La campagne est plus touchée par les bouleversements. La fin du XIVe siècle voit une régression agricole importante : retour des terres en friches, redistribution du capital foncier, développement des grands domaines et des formes dagriculture extensives comme la transhumance. Les campagnes se sont vidées et donc la famine menace. Comme en ville la main-duvre fait défaut, les salaires montent, les prix aussi. La peste est ainsi à lorigine de jacqueries violentes et de révoltes en ville. Cest dans ce contexte quÉtienne Marcel exerce son autorité à Paris.
Le changement que provoque la peste se voit aussi dans lhabillement et ses excentricités : les coiffes des dames ou les chaussures « à la poulaine » montrent un changement de mentalité et ne sont pas sans rappeler, quelques siècles plus tard, les habits des incroyables et des merveilleuses après la révolution thermidorienne. Il y a incontestablement une nouvelle perception de lhomme, de la vie et de lenvironnement.
Croix de la Peste dans la Province de Bergame. Ces croix édifiées, en grand nombre dans le Nord de lItalie lors de la peste qui décima la Lombardie au début du 17e siècle, ont été un outil fort utilisé par la Contre Réforme. |
Les bouleversements que la peste a mis en route se comprennent aisément si nous reportons le cataclysme de 1348 à aujourdhui : lors du premier choc de la peste, en gros entre un quart et un tiers de la population disparaît en Europe en quelques années. Reporté à aujourdhui cela fait entre 150 et 200 millions de morts en trois ans ! Lampleur de cette catastrophe est unique et ne peut être comparée à aucune autre, même pas aux grandes hécatombes du XXe siècle, ici largement dépassées Dans ce contexte se pose évidemment la question de lévolution de la foi, de la piété, de lÉglise.
Les hommes du Moyen Âge comme ceux de la Renaissance sont des croyants. Les églises anciennes romanes ou gothiques, les abbayes, les hôtels-Dieu, lart pictural, la sculpture, la musique témoignent dune foi ardente. Lhomme vit sa vie au jour le jour bien sûr, mais aussi en fonction du salut. Cette question du salut est ici fondamentale, surtout face à une mort fortement présente dans la société. La peste aggrave cette présence et son obsession. Ici trois facteurs entrent en ligne de compte : la soudaineté de la maladie, son injustice car elle frappe aussi bien les jeunes que les gens âgés, pauvres ou riches, et la rapidité de son évolution presque toujours fatale. Comment donc mourir en sainteté, après avoir vécu les derniers sacrements, ce qui nest pas si simple ? Le nombre des mourants complique la tâche du clergé, qui ne peut pas être présent partout à la fois. De plus le clergé est souvent absent. Si certains de ses membres ont fait face au danger, beaucoup sont morts de la peste contractée auprès des malades, comme lévêque de Paris. On meurt donc sans sacrement, ce qui accentue la panique que crée la peste. Pourtant, avec ses moyens, lÉglise tente de répondre.
Il faut donc répondre au pourquoi. Dans un monde très religieux, la réponse ne peut être que religieuse lanalyse scientifique des causes nayant pas sa place ici compte tenu de létat du savoir dans le domaine de la peste. On la vu, la culpabilité tient ici une place essentielle : cest le péché, la faute des hommes qui est responsable de la peste, vue comme un châtiment divin. Se mettent en place des rites et attitudes expiatoires comme les flagellants ou lanti-sémitisme. Se développent aussi, sous linfluence de lÉglise, des pèlerinages, comme au Mont Saint-Michel, et des processions à la fois expiatrices et protectrices. On assiste à un développement considérable du culte des saints et de la piété mariale. Les reliques supposées protectrices sont très recherchées (Frédéric le Sage, ami de Luther, en avait 5000), ce qui développe un important trafic et de nombreux faussaires. Saint Sébastien, on la vu, est le principal saint à mener le combat protecteur contre la peste, il est rejoint par Saint Roch. Mais cest surtout Marie qui est vue comme protectrice : elle adoucit la vision dun Dieu coléreux et justicier. Lart reflète cette dévotion mariale dans les représentations de la pietà. Si cette piété populaire vise à se protéger, elle ne répond que partiellement à la question du salut. Les rituels de repentance existent, ils sont complétés par les discours sur le purgatoire. La notion de purgatoire nest pas biblique, elle nappartient pas non plus à la tradition de lÉglise primitive des Pères apostoliques (Ier et IIe siècles). Elle se met en place au cours du Moyen Âge et là comme ailleurs, la peste amplifie lintérêt porté au purgatoire, comme elle permet le développement des indulgences. En 1477, en pleine période des épidémies, lÉglise crée les indulgences pour les morts. On voit bien la relation entre une mort rapide et massive sans sacrement et la possibilité de « rachat » de lâme du défunt. On a bien là des réponses aux questions posées par langoisse du salut, mais sont-elles réellement suffisantes ? La volonté de se racheter se lit aussi dans la multiplication des dons et legs aux églises par testaments. Il est vrai que la violence de la société et les guerres, comme la Guerre de cent ans ou la Guerre des deux roses, ne peuvent quaccroître la culpabilité collective. La sensation dêtre à la fin des temps trouble aussi les esprits, on voit des signes et des prodiges partout.
À cela sajoute une autre cause de perte de repères. Cest la double papauté à Rome et à Avignon de 1309 à 1378. Si un Clément VI se montre capable dans ses réflexions sur la peste, il nen est pas moins vrai que lÉglise traverse là une crise grave jusquen 1415. Cette crise est dautant plus mal perçue que le développement de la curie implique des impôts supplémentaires. Le concile de Pise en 1409 devait régler la situation de la double papauté, mais elle se complique en fait par lélection dun troisième pape ! Les excommunications réciproques des papes et de leurs partisans exacerbent encore la question du salut.
Cest dans ce contexte que se développe une recherche personnelle du salut et une volonté de réforme.
En Orient, lÉglise orthodoxe va accentuer une approche mystique quelle gardera jusquà aujourdhui : lhéséchiasme.
En Occident, la mystique allemande, avec Tauler et Maître Eckhart entre autres, précède le temps de la peste mais ouvre la voie à une religiosité qui débouche sur limitation de Jésus-Christ dune part, et sur les mystiques protestants du XVIe siècle, à commencer par Luther lui-même (cf. larticle de Michel Cornuz dans le numéro 175 dÉvangile et Liberté). Dès cette époque se pose aussi laccessibilité au texte biblique lui-même, et là cest la Réforme qui sannonce. Nous ne reprenons pas ici lensemble des questions posées par les pré-réformateurs Jean Huss et John Wyclif, mais nous essayons de faire le lien entre lépidémie de peste et les réformes de lÉglise. Huss et Wyclif sont contemporains de la peste noire. Wyclif rejette linstitution ecclésiale de son temps et, dans celle-ci, lordination des prêtres et lextrême-onction pour ne sattacher quà lÉcriture. De même est rejeté le culte des saints, des reliques, des indulgences, etc. Tout larsenal de précautions, de rites, de cultes mis en uvre pour lutter contre la peste est nié. Il est vrai que Wyclif, mort en 1384, a connu au moins trois épidémies de peste : en 1348-49, en 1360 et en 1369 ; il a pu mesurer linefficacité des mesures que lÉglise a proposées. Le salut passant par lÉcriture permet de se passer de la structure ecclésiale, trop souvent absente en période dépidémie. Jean Huss reprend les thèses de Wyclif. Le concile de Constance de 1415 à 1418 permet de revenir à un seul pape, mais il ne résout pas la question du salut pourtant essentielle ! Au contraire, Huss est condamné et brûlé ainsi que ses thèses et celles de Wyclif. Le XVe siècle souvre donc sans avoir répondu à la question du salut et aux angoisses quelle génère.
Au XVe siècle, les événements bien connus vont être à lorigine directe de la Réforme à partir de la chute de Constantinople en 1453. Découvertes, remises en cause, secousses politiques nauraient pas eu leffet quelles ont eu sans un contexte où lomniprésence de la mort était obsédante. LÉglise a traversé bien des crises et des remises en cause, mais lignorance scientifique qui dure jusquau XIXe siècle a ouvert la porte aux pires extravagances et superstitions, multipliant les désarrois existentiels des populations. Désormais lÉglise doit faire face à une crise profonde des mentalités ; une crise de lindividu qui émerge et cherche à saffirmer face à la mort anonyme. Pour répondre à la question du salut il fallait plus que les solutions proposées par lÉglise à la fin du Moyen Âge, il fallait passer par dautres voies que les voies traditionnelles.
La Réforme telle quon lentend habituellement est une réponse à langoisse de la mort. Luther va changer la manière de voir la relation Dieu homme : Dieu tout-puissant est face à lhomme pécheur mais, si la colère de Dieu est justifiée, cest lamour de Dieu qui sauve. Il nest plus question délaborer un système pour échapper à la damnation éternelle ou pour latténuer, mais il est important de réaliser que Dieu offre gratuitement le salut, par amour. Calvin continuera dans le sens de la toute-puissance de Dieu et de la misère de lhomme. La Réforme, dans le cadre de la Renaissance, est une réponse à la mort, et elle sinscrit dans un mouvement de recherche vieux de deux siècles, et amplifié par la peste.
La peste finit par refluer au début du XVIIIe siècle. La dernière en 1720, à Marseille et en Provence, avait été amenée comme la première par un bateau infesté : le Grand Saint Antoine.
La peste revient pour une nouvelle pandémie à la fin du XIXe siècle ; elle restera contenue à lOrient. Il est vrai que les découvertes de Yersin en 1894, et les avancées de la prophylaxie ont enrayé le fléau. La peste frappe encore sévèrement la Chine et la Mandchourie en 1910, les images de lIllustration font ressurgir celles du passé. En France aussi, en 1920 à Clichy, cest la « peste des chiffonniers » qui fait une centaine de morts. Toujours les mêmes causes : des ballots de tissus importés dOrient ont amené avec eux des puces infestées. Lépidémie qui frappe lInde, il y a une dizaine dannées, passe presque inaperçue. Quant aux deux victimes de New York en 2002, personne nen parle. Pourtant ces quelques exemples nous montrent quelle est toujours là et quelle peut frapper, certes de manière atténuée par rapport au passé. Les risques étant aujourdhui une mutation génétique du bacille de la peste et une diffusion rapide par le développement des transports, la surpopulation voire la paupérisation de certaines populations du monde.
Maîtrisée, la peste sefface. Elle est remplacée par des fléaux qui lui ressemblent : fièvre Ebola en Afrique, ou encore le SRAS qui, en 2002-03 a mobilisé lopinion mondiale par la peur quelle a suscitée. Était-ce justifié ? La société spectacle qui est la nôtre amplifie la perception des événements et crée de fausses sensations. Si une maladie peut rappeler la peste par son ampleur et ses conséquences sur les mentalités, cest le Sida. Limpact de cette épidémie nous fait toucher du doigt ce qua pu être limpact de la peste, en particulier dans le domaine de la psychologie : la culpabilité refait surface Mais les chiffres de lépidémie du Sida sont pour linstant bien inférieurs à ceux de la peste et toute comparaison reste forcée.
Une question se pose à nous. Si lhypothèse formulée dans ces lignes qui souligne une relation étroite entre la peste, la mort et la Réforme est vérifiée, quelle va être aujourdhui notre prédication ? La Réforme prêche le salut sur un fond de mort présente. Dans un contexte de mort cachée, dallongement de la durée de la vie, dabondance au moins dans les pays occidentaux et dans les pays émergents, quelle peut être notre prédication ? Faut-il mettre en avant le spectre de la mort collective et de la culpabilité du genre humain comme le fait un certain monde évangélique ou intégriste, en insistant sur le terrorisme, la paupérisation sectorielle, lécologie menacée, des pandémies réelles ou supposées ? Ou bien faut-il, face à la réalité du monde, poser notre prédication entre les dangers du monde moderne et ses menaces mondiales dune part, et le recul de la mort en Occident, les progrès de ce même monde moderne, dautre part.
Face aux infinis que découvre notre temps et face à une humanisation qui évolue très vite et que nous découvrons à peine, plus que le salut, il importe peut-être de prêcher au monde toujours lespérance et la grâce, mais aussi le sens que Dieu donne à nos vies. Ici cest la dogmatique quil faut repenser, et tout notre vocabulaire est à revoir La peste est passée et « Ecclesia semper reformanda » (LÉglise toujours à réformer) reste toujours dactualité.
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Numéro 188 |
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