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Numéro 188 - Avril 2005
( sommaire )

Cahier: La peste, la mort et la Réforme

Par Vincens Hubac

Si l’angoisse de la mort est naturellement présente chez l’homme, il est exceptionnel aujour-d’hui qu’une maladie contagieuse effraie réellement la société, grâce aux progrès de l’hygiène, aux vaccins et aux antibiotiques. Même les craintes importantes, comme celle provoquée par le SRAS il y a deux ans, disparaissent vite. Seul le sida inquiète encore sérieusement, car les traitements sont lourds et imparfaits. Les hécatombes qui marquent les esprits sont plutôt dues aux catastrophes naturelles comme le récent tsunami.

Il nous est donc difficile d’imaginer ce qu’ont pu être les bouleversements provoqués par l’épidémie de peste noire qui commença en Europe en 1348 et tua, dans une première vague, en quelques années, plus du quart de la population. À une époque où les microbes étaient inconnus, où les voies de contagion étaient peu connues, comment un village pouvait-il vivre la disparition, en quelques jours, des trois quarts de ses habitants ? À l’évidence, ces carnages ne pouvaient être que l’œuvre du diable ou d’un Dieu courroucé. Le Premier Testament évoque toujours la peste comme une punition de Dieu (Ex 9,3 ; Dt 28,21 ; 2 S 24,15 etc.), et l’évangile de Luc en fait un signe de la fin des temps (Lc 21,11). La Septante, traduction grecque de la Bible hébraïque, utilise d’ailleurs le même mot pour désigner la peste et la mort.

Aujourd’hui, on sait que la peste, très contagieuse, est causée par la bactérie Yersinia pestis, véhiculée par le rat, et transmise à l’homme par la puce. On connaît aussi plusieurs antibiotiques efficaces contre cette maladie.

Pourtant la peste continue à faire réfléchir. Albert Camus l’a prise comme emblème du mal. Son roman « La peste » (allégorie du nazisme) décrit les réactions des hommes et de la société face à un fléau : pa-nique, my-s-ticisme, résignation mais aussi résistance et solidarité.

Vincens Hubac, pasteur à Marly-le-Roi et membre du comité de redaction d’Évangile et liberté, nous rappelle ce qu’a pu être la terreur des populations décimées par les épidémies de peste. Il évoque l’influence de cette calamité sur l’art, sur l’économie, sur l’architecture. Il explique la recherche, dans un monde très religieux, des responsables de cette mort, omniprésente et parfaitement injuste : Dieu, irrité par les péchés des hommes ? Le diable, par l’intermédiaire des sorciers, ou des juifs ? L’angoisse du salut et le sentiment de culpabilité des hommes conduisit l’Église à imaginer, comme réponses (contestables…) le purgatoire et les indulgences. Vincens Hubac pense que la Réforme peut alors être interprétée comme une meilleure réponse à l’angoisse de la mort : Dieu offre le salut à tous, gratuitement, par amour.

Mais aujourd’hui les hommes ne s’interrogent-ils pas plus sur la vie que sur la mort et le salut ? feuille

M.-N. et J.-L. Duchêne.

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Retour sur la peste et ses conséquences

Que la peste soit de l’avarice et des avaricieux » écrit Molière dans l’Avare. La peste a bien imprégné les consciences au XVIIe siècle et pour La Fontaine le « mal qui répand la terreur » et dont on ne dit pas le nom fait toujours trembler.

Cette peste qui revient sans cesse est celle de la deuxième pandémie, qui touche l’Europe en 1347-48, et finit en 1720 à Marseille. Elle s’inscrit, en fait, dans un cycle plus vaste, la première pandémie connue étant celle de Justinien au VIe siècle (les maladies décrites auparavant ne sont pas identifiées avec certitude comme étant des pestes, cf. Thucydide par exemple). Une troisième pandémie frappe à la fin du XIXe siècle, illustrée par l’épidémie de 1910 en Mandchourie.

Aujourd’hui, si l’épidémie semble éloignée, elle reste présente dans notre vocabulaire et on la retrouve dans maintes expressions : une odeur pestilentielle reste difficilement supportable, un individu qui est une peste est peu fréquentable ; plus sombre est la peste brune ou la peste noire qui définit le nazisme. Quant aux marées noires provoquées par les pétroliers, elles sont, elles aussi, vues comme des pestes noires. À des siècles de distance, la peste laisse derrière elle ses traces.

Un tour d’horizon, hélas trop rapide, nous montrera l’ampleur de ce phénomène majeur de l’histoire, avant d’en voir les conséquences, en particulier sur la Réforme. Nous n’oublierons pas les « pestes » modernes : Sida, SRAS, Ebola, etc.

Remarquons que si la peste suscite une littérature importante, elle n’en reste pas moins relativement peu étudiée ; par exemple les études de Philippe Ariès sur la mort s’y réfèrent peu, et beaucoup d’historiens ne la mentionnent pas ou très peu. C’est le cas notamment des histoires de la France urbaine et rurale parues au Seuil. Plus surprenant est le peu de cas qu’en font les historiens de la Réforme. Bien qu’il la replace dans une perspective plus large de la mort à la fin du Moyen Age, Pierre Chaunu, dans l’aventure de la Réforme, ne consa-cre que quelques lignes à la peste. Denis Crouzet fait figure d’exception dans son ouvrage « La genèse de la Réforme française ». Évidemment Jean Delumeau lui consacre une grande place dans « La peur en Occident ». Peut-être que la peste nous marque encore inconsciemment de son empreinte, et nous dissuade toujours de prononcer son nom !

Vagues successives de peste

Quand elle éclate au tournant du XIVe siècle, la peste n’est pas inconnue. Elle a déjà sévi lors d’une pandémie précédente, connue sous le nom de la peste de Justinien, au milieu du VIe siècle. L’empire romain est à un tournant de son histoire et, malgré ses efforts, la pression qu’exercent les barbares ne faiblit pas. La peste qui frappe alors le Bassin méditerranéen aura deux conséquences : à cause de la dépression démographique qu’elle crée, la peste permet l’avancée des peuples barbares, mais surtout elle permet la pénétration des armées des arabes islamisés qui ne rencontrent que très peu de résistance dans le nord de l’Afrique. Ici, comme nous le constatons plus tard, la peste ne déclenche pas les événements, elle permet leur accomplissement. Vers le VIIIe siècle, cette pandémie s’arrête aussi mystérieusement qu’elle a commencé. Elle réapparaît ici ou là mais de manière limitée comme à Bruges au XIe siècle. Notons que Saint Louis en meurt à Tunis le 25 août 1270.

En 1348, en Europe, la peste est donc à peu près oubliée mais non inconnue. Oubliée car le temps, comme toujours, efface les mémoires. Oubliée aussi parce que la mort est très présente dans de très graves fléaux : des maladies fréquentes comme la variole, la grippe et surtout la lèpre qui est une vraie obsession ; les maladies dues à une mauvaise maîtrise de l’alimentation sont nombreuses, tout comme les famines. Mais la mort est aussi présente par les guerres incessantes et meurtrières que se livrent des États de plus en plus puissants, ainsi la Guerre de cent ans. Tout cela empoisonne la vie de tout le monde et fragilise les équilibres démographiques. « Guerre, famine, épidémie » reste une trilogie funeste pendant le Moyen Âge. Pourtant, après l’embellie des XIIe-XIIIe siècles, et malgré ces difficultés, la population européenne atteint un maximum démographique au début du XIVe siècle ; depuis, la population stagne voire commence à diminuer.

C’est donc une population qui a oublié la peste qui va subir le choc de la deuxième pandémie. C’est aussi une population nombreuse, industrieuse et qui circule beaucoup, mais qui est aussi affaiblie physiquement. Si on ajoute à cela une baisse de l’hygiène et une grande promiscuité, on a peut-être là une explication de l’importance des ravages de la Peste Noire.

Le choc de la grande Peste Noire

La Peste Noire a démarré en Chine en 1337. Elle a laissé derrière elle 13 millions de morts. Elle progresse ensuite vers l’Europe par la route de la soie, voie empruntée par les commerçants et par les armées. En 1347, elle est à Caffa, ville aux mains des Génois, sur la rive nord-est de la Mer Noire, en Crimée. La ville est assiégée par les Mongols de la Horde d’Or, eux-mêmes aux prises avec la peste. Les assiégeants auront l’idée de catapulter des cadavres de pestiférés dans la ville qui évidemment subira les effets de la peste. La guerre bactériologique ne date pas d’hier ! Ce sont des marins génois venant de Caffa, fuyant la maladie, qui vont l’introduire partout où ils accosteront : Sicile, Gênes et Marseille. En Europe l’épidémie est lancée, elle ne s’arrêtera qu’au début du XVIIIe siècle. La peste de Marseille qui fait 50 000 morts sur une population de 90 000 personnes en est, en 1720, la dernière manifestation. Tous les 10 ou 20 ans la Peste Noire revient empêchant une reprise démographique normale, malgré de très forts taux de natalité après les épidémies. La peste tue entre un quart et un tiers de la population européenne dès le premier choc. Il faudra attendre 1700 pour retrouver le niveau démographique d’avant la deuxième pandémie qu’est la Peste Noire. Des villages entiers sont ainsi rayés de la carte, la population des villes va diminuer fortement. L’Angleterre passe de 3,75 millions d’habitants en 1348 à 2 millions en 1400 !

Sculpture en cire colorée de Gaetano Zumbo à Naples. Sade dans Juliette écrit à propos des cires de Gaetano Zumbo : « On peut y voir un sépulcre empli de cadavres à divers stades de la putréfaction […] L'impression est si forte face à ce chef-d'oeuvre que les sens semblent se donner l'alarme l'un l'autre : sans le vouloir on porte la main à son nez. ».

C’est un choc dont nous n’avons pas l’équivalent aujourd’hui. Choc, car la maladie est violente. Elle n’a rien d’un certain romantisme qu’on donnera à la tuberculose au XIXe siècle. On meurt très vite : en trois jours tout au plus pour la peste pulmonaire, mortelle à 100 %, en quatre ou cinq jours pour la peste bubonique la plus fréquente ; la Peste Noire est en fait une conjugaison de ces deux pestes. Fortes fièvres, céphalées, apparition de bubons qui peuvent éclater, crachats de sang conduisent au coma et à la mort. On décrit parfois des gens qui se sont effondrés et qui sont morts en un après-midi. Cette mort frappe n’importe où, n’importe qui, et tue comme si des flèches étaient tirées au hasard, ce qui explique le succès de Saint Sébastien protecteur contre la peste. Il a été supplicié précisément par des flèches en 288 sous Dioclétien ; Saint Roch, rescapé de la maladie près de Montpellier, viendra le seconder avec Saint Charles Borromée.

Choc enfin car la peste est mystérieuse. On ne sait rien d’elle. On ne sait pas comment on l’attrape et on ne sait pas la soigner. On applique toujours les recettes des médecins de l’Antiquité ; Gallien, par exemple, qui connaissait la peste, est remis à l’ordre du jour par les Arabes. Mais ces recettes ne sont d’aucun secours. On ignore pourquoi la peste a laissé de côté certaines régions ou villages. Le village de Saint-Sauve en Corrèze s’appelle ainsi car il a été sauvé de la peste ; les habitants des Pays-Bas, pourtant grands commerçants et donc circulant beaucoup, n’ont été que peu touchés. Il est vrai que les Pays-Bas sont riches et d’un niveau élevé, mais alors pourquoi la violence de la peste en Italie du Nord ? On comprend que des vallées retirées n’aient pas été touchées, ou que certaines professions n’aient pas été atteintes, comme les forgerons dont le bruit et l’activité font fuir les rats… Mais pour le reste c’est un mystère ! La récurrence de la peste pendant deux siècles va accroître le désarroi face au fléau.

La civilisation est ébranlée

Les conséquences de la Peste Noire sont considérables : démographiques, on l’a vu, mais aussi psychologiques, culturelles, artistiques. Toute la civilisation en est ébranlée.

Hans Holbein le Jeune, La Peste. D.R.

La mort est omniprésente, obsédante, massive et anonyme. De 1348 à 1500 Paris connaît une vingtaine d’attaques de la peste ! Comment les mentalités peuvent-elles résister ? Les XIVe et XVe siècles voient se développer les danses macabres qui rappellent la précarité de la vie, mais elles montrent aussi l’érotisme de la mort, une sorte d’exhibitionnisme. À la fin du Moyen Age, ces danses ne seront pas que des fresques ou des dessins, elles seront réellement dansées sur le parvis des églises. Jérôme Bosch exprime cette obsession des pein-tres et des danseurs dans ses peintures. Dans le domaine de la sculpture, la mort est aussi « à la mode ». On sculpte des transis comme ceux de Ligier Richier. Le Christ devient ainsi le Christ décharné et souffrant pendu à la croix. C’est aussi le temps des mises au tombeau et des pietà.

La littérature n’échappe pas à ce mouvement comme en témoignent parmi d’autres François Villon, Ronsard, Mademoiselle de Scudéry ou Daniel Defoe. Le Decameron de Boccace, qui raconte la peste à Florence, reste peut-être l’œuvre la plus emblématique. Les « ars moriendi » publiés en grand nombre sous l’Ancien Régime introduisent l’idée du « bien mourir »… On n’échappe pas à la mort, l’homme en est marqué profondément à court terme, aussi bien qu’à long terme. Que faire ?

Réactions des hommes et de la société

Fuir ou faire face. Une des premières réactions est la fuite, ce qui permet à la maladie de s’exporter rapidement ! Il faut faire vite car dès que le principe de la contagion est repéré on met en application la quarantaine, parfois avec efficacité. Ceux qui fuient sont souvent des dirigeants, des seigneurs, voire des membres du clergé, mais ils fuient la plupart du temps en vain. Faire face alors ? C’est ce qui se fait le plus souvent. Dans un premier temps on barricade la ville quand on sait que la peste arrive – la bosse – comme on disait à cause des bubons. Puis quand elle est là on essaye d’isoler les maisons pestiférées, on interdit les réunions et les manifestations. On essaye bien de camoufler le fléau pendant quelques temps – il est psychologiquement difficile d’admettre une telle catastrophe – les raisons économiques ne manquent pas pour ne pas divulguer la mauvaise nouvelle. Réflexe qui existe encore aujourd’hui, le commerce et le tourisme étant prioritaires, beaucoup de pays ne déclarent pas à l’OMS les épidémies qui sévissent chez eux !

Le camouflage n’a qu’un temps. On essaye donc de purifier l’air puisqu’on croyait que la peste s’attrapait par voie respiratoire, ce qui est vrai de la peste pulmonaire qui se transmet par les gouttelettes de salive, mais non pas de la peste bubonique transmise par la puce du rat. Or ces deux formes de peste se sont conjuguées dans la Peste Noire.

La ville ou la région bouclée, mise en quarantaine, il faut soigner et enterrer les morts. Les soins sont dérisoires et proches de la magie. Par exemple, on applique des crapauds sur les bubons. Les temps de peste voient se développer les pratiques superstitieuses, le charlatanisme, la sorcellerie et l’astrologie, toutes choses qui existaient déjà et que la peste a amplifiées. Les soignants payent un lourd tribut à la maladie. Le médecin porte des protections typiques : il s’agit de n’avoir aucun contact avec les malades, que l’on touche par l’intermédiaire d’un bâton ; le masque pointu rempli d’herbes aromatisées permet de purifier l’air respiré. Les ordres religieux sont aussi très touchés, ainsi à Rouen où toutes les sœurs de l’Hôtel Dieu meurent au service des malades lors de la Peste Noire. On crée bien de nouveaux hôpitaux, lieux à la fois de quarantaine et de soins. Y sont accueillis les malades mais aussi les convalescents. Par exemple à Genève est créé un hôpital dans la plaine de Plainpalais – hors les murs bien sûr… Quoi qu’il arrive, les malades succombent tous de la peste pulmonaire et presque tous de la peste bubonique. Tous les jours il faut ramasser les morts et les enterrer : on crée donc des fosses communes, des cimetières, les lieux de sépulture sont insuffisants. C’est une sorte de cauchemar, d’hallucination et la charrette des morts au petit matin a encore inspiré le cinéma au XXe siècle.

Face à une telle catastrophe, faut-il fuir ou rester ? S’enfermer à l’écart et vivre à la fois de stoïcisme et (ou) d’hédonisme. Le Decameron décrit une situation réelle : le fatalisme et une volonté de vivre un temps que l’on sait très court conduit à des manières de vivre marquées par un appétit de jouissance. À l’inverse, l’héroïsme face au fléau permet à beaucoup de se dépasser, de révéler leur richesse humaine, ce que relèvera Albert Camus dans son roman « La peste ». Enfin, notons l’ébranlement que peut représenter le fait de se retrouver seul dans une maison dont tous les habitants sont morts. S’opère ainsi une redistribution des richesses par héritages, par le remplacement des générations, par l’ascension sociale du dernier survivant de la maison, parfois un serviteur qui hérite de la fortune des maîtres.

Recherche d’un coupable

Déréglées, les mentalités le sont profondément et la violence, déjà présente dans la société, va prendre de l’ampleur. En particulier quand on cherche à répondre aux questions : « qui est à l’origine de la peste et pourquoi ? »

Hans Holbein le Jeune, Le Médecin. D.R.

Les sorciers payeront un lourd tribut : environ 10 000 sorciers ou sorcières finiront sur les bûchers de 1348 à 1700. Tous les sorciers ne sont évidemment pas accusés de semer la peste, mais il y a un lien très étroit entre la peste et la répartition des procès en sorcellerie. Partout on cherche des boucs émissaires. Un chroniqueur arabe relève qu’à Chypre les francs massacrent leurs prisonniers. En Europe ce sont les juifs qui sont l’objet de la vindicte populaire ; partout l’antisémitisme renaît. Des pogroms sont fréquents, les massacres aussi. À Strasbourg, 900 Juifs sont condamnés à être brûlés vifs. Ici comme ailleurs, ils étaient accusés d’avoir empoisonné les puits. Cette peur de l’autre se tourne aussi contre les vagabonds, les mendiants, en bref contre tous ceux qui échappent aux normes sociales. Dans ce sombre tableau, la figure de Clément VI, pape en Avignon, fait exception par son interdiction de persécuter les juifs et l’excommunication des persécuteurs. Ces mesures sont sans grand effet en dehors de la ville papale. Les États du Pape seront un lieu de refuge pour les juifs. Le pape est aussi en avance sur son temps quand il autorise l’autopsie des cadavres un siècle et demi avant « La leçon d’anatomie » de Rembrandt ou les recherches d’Ambroise Paré.

Les flagellants expriment à leur manière la violence, le désarroi et la culpabilité que l’on ressent face au fléau. Il s’agit d’une mortification collective : les flagellants se fouettaient le dos avec des fouets armés de morceaux de fer en parcourant les rues jusqu’aux églises où ils faisaient acte de repentance. Ce mouvement a connu un vif succès, mais c’est aussi un mouvement contestataire vis-à-vis de l’Église, qui ne voit pas d’un bon œil de tels actes.

Cette culpabilité collective, qui se retourne soit contre « l’autre », « l’étranger », soit con-tre soi-même, résulte de la vision d’un Dieu tout-puissant, auquel rien n’échappe. Une hypothèse est donc que Dieu a envoyé la peste comme punition à cause du péché des hommes, ce qui explique l’attitude des flagellants. Une autre hypothèse est que le Diable agit et envoie – lui – la peste, et là c’est bien l’autre ou le juif ou le sorcier qui est mis en cause.

Le paysage et les comportements évoluent

La peste va modifier le paysage et les comportements, non pas – là aussi – qu’elle soit l’unique déclencheur, mais elle accélère les mutations en cours dans bien des cas. L’architecture évolue, passant du gothique classique au gothique flamboyant, puis au baroque. Ces styles ont leur beauté mais n’expriment pas l’apaisement des consciences ; l’exagération et l’extravagance, dues à des surcharges expriment la puissance de Dieu, celle de l’Église mais aussi l’inquiétude de l’homme malgré la percée de l’individualisme. Si l’architecture change, le paysage urbain évolue aussi. On va vers plus de salubrité : extension des égouts, interdiction de laisser les porcs en liberté, construction d’espaces comme la Place des Vosges selon la volonté d’Henry IV, etc. Malgré la crise démographique majeure, la ville garde son dynamisme et voit affluer les gens des campagnes. La fin du Moyen Âge reste une période étonnante par sa vitalité, son esprit d’entreprise et de création artistique, comme si la vie s’affirmait face à la mort envahissante, ce que confirment les taux de mariage et de natalité élevés après chaque passage de la peste.

La campagne est plus touchée par les bouleversements. La fin du XIVe siècle voit une régression agricole importante : retour des terres en friches, redistribution du capital foncier, développement des grands domaines et des formes d’agriculture extensives comme la transhumance. Les campagnes se sont vidées et donc la famine menace. Comme en ville la main-d’œuvre fait défaut, les salaires montent, les prix aussi. La peste est ainsi à l’origine de jacqueries violentes et de révoltes en ville. C’est dans ce contexte qu’Étienne Marcel exerce son autorité à Paris.

Le changement que provoque la peste se voit aussi dans l’habillement et ses excentricités : les coiffes des dames ou les chaussures « à la poulaine » montrent un changement de mentalité et ne sont pas sans rappeler, quelques siècles plus tard, les habits des incroyables et des merveilleuses après la révolution thermidorienne. Il y a incontestablement une nouvelle perception de l’homme, de la vie et de l’environnement.

Croix de la Peste dans la Province de Bergame. Ces croix édifiées, en grand nombre dans le Nord de l’Italie lors de la peste qui décima la Lombardie au début du 17e siècle, ont été un outil fort utilisé par la Contre Réforme.

L’angoisse du salut

Les bouleversements que la peste a mis en route se comprennent aisément si nous reportons le cataclysme de 1348 à aujourd’hui : lors du premier choc de la peste, en gros entre un quart et un tiers de la population disparaît en Europe en quelques années. Reporté à aujourd’hui cela fait entre 150 et 200 millions de morts en trois ans ! L’ampleur de cette catastrophe est unique et ne peut être comparée à aucune autre, même pas aux grandes hécatombes du XXe siècle, ici largement dépassées… Dans ce contexte se pose évidemment la question de l’évolution de la foi, de la piété, de l’Église.

Les hommes du Moyen Âge – comme ceux de la Renaissance – sont des croyants. Les églises anciennes romanes ou gothiques, les abbayes, les hôtels-Dieu, l’art pictural, la sculpture, la musique témoignent d’une foi ardente. L’homme vit sa vie au jour le jour bien sûr, mais aussi en fonction du salut. Cette question du salut est ici fondamentale, surtout face à une mort fortement présente dans la société. La peste aggrave cette présence et son obsession. Ici trois facteurs entrent en ligne de compte : la soudaineté de la maladie, son injustice car elle frappe aussi bien les jeunes que les gens âgés, pauvres ou riches, et la rapidité de son évolution presque toujours fatale. Comment donc mourir en sainteté, après avoir vécu les derniers sacrements, ce qui n’est pas si simple ? Le nombre des mourants complique la tâche du clergé, qui ne peut pas être présent partout à la fois. De plus le clergé est souvent absent. Si certains de ses membres ont fait face au danger, beaucoup sont morts de la peste contractée auprès des malades, comme l’évêque de Paris. On meurt donc sans sacrement, ce qui accentue la panique que crée la peste. Pourtant, avec ses moyens, l’Église tente de répondre.

Purgatoire et indulgences

Il faut donc répondre au pourquoi. Dans un monde très religieux, la réponse ne peut être que religieuse – l’analyse scientifique des causes n’ayant pas sa place ici compte tenu de l’état du savoir dans le domaine de la peste. On l’a vu, la culpabilité tient ici une place essentielle : c’est le péché, la faute des hommes qui est responsable de la peste, vue comme un châtiment divin. Se mettent en place des rites et attitudes expiatoires comme les flagellants ou l’anti-sémitisme. Se développent aussi, sous l’influence de l’Église, des pèlerinages, comme au Mont Saint-Michel, et des processions à la fois expiatrices et protectrices. On assiste à un développement considérable du culte des saints et de la piété mariale. Les reliques supposées protectrices sont très recherchées (Frédéric le Sage, ami de Luther, en avait 5000), ce qui développe un important trafic et de nombreux faussaires. Saint Sébastien, on l’a vu, est le principal saint à mener le combat protecteur contre la peste, il est rejoint par Saint Roch. Mais c’est surtout Marie qui est vue comme protectrice : elle adoucit la vision d’un Dieu coléreux et justicier. L’art reflète cette dévotion mariale dans les représentations de la pietà. Si cette piété populaire vise à se protéger, elle ne répond que partiellement à la question du salut. Les rituels de repentance existent, ils sont complétés par les discours sur le purgatoire. La notion de purgatoire n’est pas biblique, elle n’appartient pas non plus à la tradition de l’Église primitive des Pères apostoliques (Ier et IIe siècles). Elle se met en place au cours du Moyen Âge et là comme ailleurs, la peste amplifie l’intérêt porté au purgatoire, comme elle permet le développement des indulgences. En 1477, en pleine période des épidémies, l’Église crée les indulgences pour les morts. On voit bien la relation entre une mort rapide et massive sans sacrement et la possibilité de « rachat » de l’âme du défunt. On a bien là des réponses aux questions posées par l’angoisse du salut, mais sont-elles réellement suffisantes ? La volonté de se racheter se lit aussi dans la multiplication des dons et legs aux églises par testaments. Il est vrai que la violence de la société et les guerres, comme la Guerre de cent ans ou la Guerre des deux roses, ne peuvent qu’accroître la culpabilité collective. La sensation d’être à la fin des temps trouble aussi les esprits, on voit des signes et des prodiges partout.

À cela s’ajoute une autre cause de perte de repères. C’est la double papauté à Rome et à Avignon de 1309 à 1378. Si un Clément VI se montre capable dans ses réflexions sur la peste, il n’en est pas moins vrai que l’Église traverse là une crise grave jusqu’en 1415. Cette crise est d’autant plus mal perçue que le développement de la curie implique des impôts supplémentaires. Le concile de Pise en 1409 devait régler la situation de la double papauté, mais elle se complique en fait par l’élection d’un troisième pape ! Les excommunications réciproques des papes et de leurs partisans exacerbent encore la question du salut.

Les pré-réformateurs et la peste

C’est dans ce contexte que se développe une recherche personnelle du salut et une volonté de réforme.

En Orient, l’Église orthodoxe va accentuer une approche mystique qu’elle gardera jusqu’à aujourd’hui : l’héséchiasme.

En Occident, la mystique allemande, avec Tauler et Maître Eckhart entre autres, précède le temps de la peste mais ouvre la voie à une religiosité qui débouche sur l’imitation de Jésus-Christ d’une part, et sur les mystiques protestants du XVIe siècle, à commencer par Luther lui-même (cf. l’article de Michel Cornuz dans le numéro 175 d’Évangile et Liberté). Dès cette époque se pose aussi l’accessibilité au texte biblique lui-même, et là c’est la Réforme qui s’annonce. Nous ne reprenons pas ici l’ensemble des questions posées par les pré-réformateurs Jean Huss et John Wyclif, mais nous essayons de faire le lien entre l’épidémie de peste et les réformes de l’Église. Huss et Wyclif sont contemporains de la peste noire. Wyclif rejette l’institution ecclésiale de son temps et, dans celle-ci, l’ordination des prêtres et l’extrême-onction pour ne s’attacher qu’à l’Écriture. De même est rejeté le culte des saints, des reliques, des indulgences, etc. Tout l’arsenal de précautions, de rites, de cultes mis en œuvre pour lutter contre la peste est nié. Il est vrai que Wyclif, mort en 1384, a connu au moins trois épidémies de peste : en 1348-49, en 1360 et en 1369 ; il a pu mesurer l’inefficacité des mesures que l’Église a proposées. Le salut passant par l’Écriture permet de se passer de la structure ecclésiale, trop souvent absente en période d’épidémie. Jean Huss reprend les thèses de Wyclif. Le concile de Constance de 1415 à 1418 permet de revenir à un seul pape, mais il ne résout pas la question du salut pourtant essentielle ! Au contraire, Huss est condamné et brûlé ainsi que ses thèses et celles de Wyclif. Le XVe siècle s’ouvre donc sans avoir répondu à la question du salut et aux angoisses qu’elle génère.

La Réforme

Au XVe siècle, les événements bien connus vont être à l’origine directe de la Réforme à partir de la chute de Constantinople en 1453. Découvertes, remises en cause, secousses politiques n’auraient pas eu l’effet qu’elles ont eu sans un contexte où l’omniprésence de la mort était obsédante. L’Église a traversé bien des crises et des remises en cause, mais l’ignorance scientifique qui dure jusqu’au XIXe siècle a ouvert la porte aux pires extravagances et superstitions, multipliant les désarrois existentiels des populations. Désormais l’Église doit faire face à une crise profonde des mentalités ; une crise de l’individu qui émerge et cherche à s’affirmer face à la mort anonyme. Pour répondre à la question du salut il fallait plus que les solutions proposées par l’Église à la fin du Moyen Âge, il fallait passer par d’autres voies que les voies traditionnelles.

La Réforme telle qu’on l’entend habituellement est une réponse à l’angoisse de la mort. Luther va changer la manière de voir la relation Dieu – homme : Dieu tout-puissant est face à l’homme pécheur mais, si la colère de Dieu est justifiée, c’est l’amour de Dieu qui sauve. Il n’est plus question d’élaborer un système pour échapper à la damnation éternelle ou pour l’atténuer, mais il est important de réaliser que Dieu offre gratuitement le salut, par amour. Calvin continuera dans le sens de la toute-puissance de Dieu et de la misère de l’homme. La Réforme, dans le cadre de la Renaissance, est une réponse à la mort, et elle s’inscrit dans un mouvement de recherche vieux de deux siècles, et amplifié par la peste.

La peste, aujourd’hui

La peste finit par refluer au début du XVIIIe siècle. La dernière en 1720, à Marseille et en Provence, avait été amenée – comme la première – par un bateau infesté : le Grand Saint Antoine.

La peste revient pour une nouvelle pandémie à la fin du XIXe siècle ; elle restera contenue à l’Orient. Il est vrai que les découvertes de Yersin en 1894, et les avancées de la prophylaxie ont enrayé le fléau. La peste frappe encore sévèrement la Chine et la Mandchourie en 1910, les images de l’Illustration font ressurgir celles du passé. En France aussi, en 1920 à Clichy, c’est la « peste des chiffonniers » qui fait une centaine de morts. Toujours les mêmes causes : des ballots de tissus importés d’Orient ont amené avec eux des puces infestées. L’épidémie qui frappe l’Inde, il y a une dizaine d’années, passe presque inaperçue. Quant aux deux victimes de New York en 2002, personne n’en parle. Pourtant ces quelques exemples nous montrent qu’elle est toujours là et qu’elle peut frapper, certes de manière atténuée par rapport au passé. Les risques étant aujourd’hui une mutation génétique du bacille de la peste et une diffusion rapide par le développement des transports, la surpopulation voire la paupérisation de certaines populations du monde.

Maîtrisée, la peste s’efface. Elle est remplacée par des fléaux qui lui ressemblent : fièvre Ebola en Afrique, ou encore le SRAS qui, en 2002-03 a mobilisé l’opinion mondiale par la peur qu’elle a suscitée. Était-ce justifié ? La société spectacle qui est la nôtre amplifie la perception des événements et crée de fausses sensations. Si une maladie peut rappeler la peste par son ampleur et ses conséquences sur les mentalités, c’est le Sida. L’impact de cette épidémie nous fait toucher du doigt ce qu’a pu être l’impact de la peste, en particulier dans le domaine de la psychologie : la culpabilité refait surface… Mais les chiffres de l’épidémie du Sida sont pour l’instant bien inférieurs à ceux de la peste et toute comparaison reste forcée.

Influences sur la prédication aujourd’hui

Une question se pose à nous. Si l’hypothèse formulée dans ces lignes qui souligne une relation étroite entre la peste, la mort et la Réforme est vérifiée, quelle va être aujourd’hui notre prédication ? La Réforme prêche le salut sur un fond de mort présente. Dans un contexte de mort cachée, d’allongement de la durée de la vie, d’abondance au moins dans les pays occidentaux et dans les pays émergents, quelle peut être notre prédication ? Faut-il mettre en avant le spectre de la mort collective et de la culpabilité du genre humain comme le fait un certain monde évangélique ou intégriste, en insistant sur le terrorisme, la paupérisation sectorielle, l’écologie menacée, des pandémies réelles ou supposées ? Ou bien faut-il, face à la réalité du monde, poser notre prédication entre les dangers du monde moderne et ses menaces mondiales d’une part, et le recul de la mort en Occident, les progrès de ce même monde moderne, d’autre part.

Face aux infinis que découvre notre temps et face à une humanisation qui évolue très vite et que nous découvrons à peine, plus que le salut, il importe peut-être de prêcher au monde toujours l’espérance et la grâce, mais aussi le sens que Dieu donne à nos vies. Ici c’est la dogmatique qu’il faut repenser, et tout notre vocabulaire est à revoir… La peste est passée et « Ecclesia semper reformanda » (L’Église toujours à réformer) reste toujours d’actualité. feuille

Vincens Hubac

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