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Lépoque de la parution de La Vie de Jésus de Renan est aussi lapogée de la production dune imagerie jésulâtre, souvent sulpicienne, qui connaît aujourdhui encore de «beaux jours». Nous vous en proposons ici quelques exemples en illustration, du Sacré-Cur de Jésus à Jesus-Christ Superstar en passant par Gustave Doré |
La Vie de Jésus dErnest Renan (1863 ; 13e éd., 1867) a eu en France un retentissement considérable. Renan aborde le sujet en historien, avec une bibliographie surtout protestante et cédant volontiers à une vision romantique de lhistoire mondiale. Avec les évangiles comme source principale, il voit en Jésus un être réel qui lutte contre le cléricalisme juif au nom dun humanisme laïc et universel. LÉglise y verra une attaque indirecte contre elle et réagira vivement à ces propos parfois impertinents. On pourrait sattendre, quelque cent quarante ans plus tard, à ce que la question de la vie de Jésus ait progressé. Mais lénigme centrale demeure : quel lien existe-t-il entre le ministère de Jésus, banal en apparence, et le destin unique du personnage après sa mort ?
Ernest Renan (préface de 1867)
Il a existé ; il était de Nazareth en Galilée. Il prêcha avec charme et laissa dans la mémoire de ses disciples des aphorismes qui sy gravèrent profondément. Les deux principaux de ses disciples furent Céphas et Jean, fils de Zébédée. Il excita la haine des juifs orthodoxes, qui parvinrent à le faire mettre à mort par Pilate, alors procurateur de Judée. Il fut crucifié hors de la porte de la ville. On crut peu après quil était ressuscité [ ] En dehors de cela, le doute est permis (p. 25).
ÉtienneTrocmé (1997)
Jésus était un Juif de Palestine, il est né peu avant notre ère, il a surtout vécu en Galilée, il a été prédicateur populaire et guérisseur, il a été exécuté par crucifixion à Jérusalem, vers lan 30 de notre ère (Lenfance du christianisme, p. 30).
Le problème de la vie de Jésus a dabord été celui de son existence : il est aujourdhui admis par tous que Jésus a bien existé. Mais qua fait ou été Jésus, pour quà sa mort on croie à sa résurrection ? Sa vie reste un mystère. Avec R. Bultmann, lexégèse allemande a cherché une solution dans ses paroles : certaines remonteraient au temps de son ministère ; mais quels documents avons-nous pour décider des ipsissima verba ? La question est passée du Jésus de lhistoire au Christ de la théologie.
Lénigme du Jésus historique a rebondi aux alentours de lan 2000, et na pas davantage trouvé de solution. Tout ce quon dit de Jésus en fait un être ordinaire, durant son ministère, et rend inexplicable que la foule ait cru à sa résurrection. Car le problème historique nest pas quil soit ou non ressuscité, mais que les gens y aient cru. Quest-ce que Jésus avait de particulier, pour ses contemporains ?
Je présente ici les conclusions dune nouvelle enquête, comportant une étude des manuscrits des évangiles et une reprise de la question de leurs sources, dans laquelle jai découvert un lien insolite entre Jésus et le temple de Jérusalem. Par ce lien, Jésus inquiète les autorités juives de son temps et il remplit despérance les foules qui sont venues lécouter. Le personnage rompt avec la vision romantique du pauvre Galiléen, dont le père est artisan et doit travailler de ses mains pour vivre, qui sentoure de pauvres gens comme lui, avec lesquels il va changer lordre du monde et bouleverser lhistoire des hommes. Je crois quon peut récrire lhistoire de Jésus, en distinguant cinq phases : la naissance ; le sillage de Jean le Baptiste ; la voie du martyre ; la mort et résurrection ; enfin, le ministère céleste, après la résurrection.
Ernest Renan (chap. 2)
Jésus naquit à Nazareth [ ] Toute sa vie il fut désigné du nom de Nazaréen, et ce nest que par un détour assez embarrassé quon réussit, dans sa légende, à le faire naître à Bethléem (p. 97-98). En note : Jésus nétait pas de la famille de David, voir ci-dessous p. 232. (Et p. 232 : La famille de David était, à ce quil semble, éteinte depuis longtemps [ ] Mais depuis la fin des Asmonéens, le rêve dun descendant inconnu des anciens rois, qui vengerait la nation de ses ennemis, travaillait toutes les têtes.) [ ] Il sortit des gens du peuple. Son père Joseph et sa mère Marie étaient des gens de médiocre condition, des artisans vivant de leur travail (p. 99).
Les récits sur la naissance de Jésus sont des compositions tardives, mais elles nen contiennent pas moins des éléments importants pour comprendre le personnage. Voici les principaux.
La date
Jésus est bien né à la fin du règne dHérode, soit avant 4, comme le dit Matthieu. Mais Luc lie cette naissance au recensement de Quirinius, qui a lieu en + 6 : cela sexplique parce que linvention de létat civil par les Romains date seulement de + 10, et quà partir de ce moment, la première trace administrative dune personne est son acte de naissance ; mais pour Jésus, il sagit du recensement de Quirinius. Jésus a donc été identifié, à un moment de sa vie, probablement son procès, par un extrait de ce recensement, dont la mémoire se serait autrement perdue. Et les deux événements, la naissance et le recensement, se sont ensuite confondus.
Le lieu
Les évangiles font naître Jésus à Bethléem, la ville de David, qui sert à lévidence à faire de Jésus un messie royal. Or, Jésus porte, pendant sa vie, le nom de « Jésus de Nazareth » : Jésus est-il né à Nazareth, comme le pense Renan ? En réalité, le nom de Nazareth est plus fortement symbolique que Bethléem : le mot est formé sur la racine n-z-r qui est la notion centrale du Lévitique de « consécration », sappliquant à tout le peuple juif, qui a vocation à devenir le peuple des prêtres des autres nations. En somme, le nom de Nazareth établit un lien entre Jésus et la fonction sacerdotale. Dautant que lappartenance géographique, dans lAntiquité, mentionne toujours une ville ou une région, pas un village. On aurait pu dire Jésus de Galilée ; mais on dit Jésus de Nazareth. La raison de ce nom nest donc pas géographique, sa présence ne permet pas de dire que Jésus soit né à Nazareth.
En somme, nous ne savons pas où Jésus est né ; mais Bethléem le lie au messie royal, et Nazareth, au sacerdoce de Jérusalem.
La famille
Par Joseph, Jésus descend de David et des rois de Juda. Autrement dit, il est un laïc dascendance royale ; il a donc la faculté de devenir un jour roi des Juifs, puisque cette fonction, dans un passé lointain, a été dynastique. Cela veut dire que Jésus est susceptible, un jour, de prendre la place de la dynastie fondée par Hérode. Par sa mère, dautre part, Jésus est apparenté à Jean le Baptiste, qui est prêtre de naissance, par son père ; et par ce lien, Jean et Jésus sont susceptibles de former un jour un début de lignée sacerdotale, autrement dit, de restaurer un sacerdoce à caractère dynastique. Le pouvoir est alors lié à des considérations de ce genre.
Ainsi, Hérode a beau épouser la fille du grand--prêtre du temple de Jérusalem, parce quil est Iduméen, cest-à-dire descendant dEsaü et non des Douze, il ne peut devenir grand-prêtre. Il crée donc une dynastie royale vassale de Rome et sarroge le privilège de nommer le grand-prêtre, qui cesse alors dêtre dynastique. Pour une partie du peuple juif, cest une usurpation : le grand-prêtre doit être juif et dynastique, mais il nest pas nécessaire quil soit prêtre de naissance, car tous les Juifs sont appelés à former un peuple de prêtres : Jésus, en ce sens, peut devenir prêtre « selon lordre de Melchisédeq » et non « selon lordre dAaron », comme le dit lépître aux Hébreux (chap. 7). Et lascendance davidique lui ouvre la possibilité de cumuler les fonctions royale et sacerdotale.
Jésus ne descend pas plus de David quHérode dEsaü, mais la lignée existe et cest elle qui détermine le destin des êtres. Cest un des enseignements que lon peut retenir de la lecture de Flavius Josèphe (historien juif né en 37 apr.J.-C.). La situation de Jésus est déterminée par sa parenté avec Jean le Baptiste et son ascendance davidique. Lui-même ne deviendra pas le grand-prêtre du temple de Jérusalem. Mais, en 62, il sera question que Jacques le soit, Eusèbe rapporte à ce sujet plusieurs témoignages concordants (Hist. eccl. 2,23). Or, Jacques, fils de Joseph, a la même généalogie que Jésus : il nest pas prêtre, mais il peut devenir grand-prêtre grâce à la lignée créée par Jean et Jésus.
Ainsi, les liens de Jésus avec les lieux et les personnages sont tissés pour faire de lui un chef potentiel, à la fois politique et religieux. Or, son aptitude à devenir roi a été retenue, mais celle de devenir le grand-prêtre de la religion a été oubliée. Si Jésus est susceptible dêtre roi, les Romains ont intérêt à léliminer ; mais sil est avant tout susceptible dêtre grand-prêtre, il est un danger pour Hérode et son grand-prêtre, pas pour César. Dailleurs, la vieille dynastie sacerdotale sest toujours accommodée de la suzeraineté des rois perses, puis grecs dAlexandrie et dAntioche, jusquà la déposition dOnias, en - 175. Lautorité romaine nest pas menacée par la dynastie qui pourrait naître de Jean et de Jésus.
La lignée dynastique de Jean et Jésus a bien été constituée : les frères de Jésus (Mt 13,55 / Mc 6,3) portent les noms des dirigeants de la communauté de Jérusalem : Jacques, des années 40 à sa mort, vers 63 ; Simon, cousin de Jacques, de 71 à sa mort vers 110 ; et Jude, chassé de Jérusalem en 135 avec les autres Juifs. Mais cette lignée dynastique se réclame de la succession de Jésus, tandis que la succession apostolique remonte à Pierre : la première sera reléguée.
Ernest Renan (chap. 6)
Vers lan 28, se répandit dans toute la Palestine la réputation dun certain Iohanan ou Jean, jeune ascète plein de fougue et de passion. Jean était de race sacerdotale [ ] Dès son enfance, Jean fut nazir, cest-à-dire assujetti par vu à certaines abstinences (p. 144-145). Aux époques où il administrait le baptême, il se transportait aux bords du Jourdain [ ] Là, des foules considérables, surtout de la tribu de Juda, accouraient vers lui et se faisaient baptiser. En quelques mois, il devint ainsi un des hommes les plus influents de la Judée [ ] Le peuple le tenait pour un prophète [ ] Dautres le tenaient pour le Messie lui-même, quoiquil nélevât pas une telle prétention. Les prêtres et les scribes, opposés à cette renaissance du prophétisme, et toujours ennemis des enthousiastes, le méprisaient (p. 148-149).
Gerd Theissen (1998)
Au centre de la prédication du Baptiste se trouve un rite de purification : le baptême en vue du pardon des péchés [ ] La proclamation du pardon des péchés par un baptême marque une défiance à légard du temple, puisque le temple offrait des sacrifices et des possibilités dexpiation Des rites de purification sy déroulaient (dans Jésus de Nazareth.Nouvelle approche dune énigme, Collectif, p. 143).
Cest au cours des années 20 que Jean le Baptiste se met à prêcher et baptiser. Les potentialités des récits de naissance se mettent en place : par Jean, Jésus va se trouver mêlé à une nouvelle entreprise de réforme du judaïsme par restauration du sacerdoce légitime.
La prédication de Jean
Jean prêche la venue imminente du « royaume des cieux ». Pour sy préparer, les gens demandent à Dieu le pardon de leurs péchés ; puis ils reçoivent le baptême, rite qui vient dÉgypte et qui est concurrent de ceux du temple, puisquil assure le pardon des péchés. Jean prépare son auditoire à une nouvelle légitimité qui se nourrit du discrédit de la dynastie hérodienne et de ses grands-prêtres.
Le royaume de Dieu annoncé et le messie attendu ne sont pas des abstractions. Comme dautres avant lui, Jean met en place une réforme du sacerdoce : la venue du royaume signifie que le nouveau grand-prêtre légitime vient restaurer la justice et passer en jugement les uns et les autres, sur la base de la loi internationale jadis transmise à Noé (la loi noachique, voir encadré ci-dessous) et, par elle, administrer le culte qui a vocation à devenir universel. Le baptême deviendra le rite dentrée pour tous, hommes et femmes. Le grand-prêtre fera reconnaître son dieu par les nations et il exercera sa royauté sur le peuple juif, destiné à la prêtrise.
La loi noachique
La rédaction finale de la Genèse a prévu les bases dune législation universelle, pour le jour où le culte de Jérusalem serait reconnu comme celui du Dieu unique. Genèse 9,1-17 donne quatre principes : (1) la fécondité, sens de la sexualité ; (2) linterdit de certaines viandes ; (3) linterdit du meurtre ; (4) lalliance exclusive avec Dieu, qui vaut interdit de lidolâtrie. Cest Noé qui reçoit les prescriptions divines, doù le nom de «loi noachique».
Le Décalogue (Ex 20) se structure sur trois interdits tirés de ces principes : lidolâtrie, dun côté, avec trois commandements à propos de Dieu ; le meurtre et ladultère, de lautre, avec six commandements pour les relations interhumaines ; au centre, entre ces deux groupes, le commandement sur le sabbat. La structure forme la proportion du simple au double.
Le Décret apostolique (Ac 15,20-29) reprend cette loi, dabord avec les trois principes du Décalogue suivis de la règle dor (texte occidental), puis avec la question des viandes interdites, mais sans la règle dor (texte alexandrin
La mouvance apocalyptique
Lauditoire de Jean se rattache à une vaste mouvance dont font partie les esséniens et les partisans de lancienne dynastie sacerdotale écartée du temple en - 175 : cest la mouvance dite apocalyptique. Ses membres ont en commun leur hostilité au grand--prêtre hérodien ; en même temps, ils se distinguent des pharisiens. La tripartition du judaïsme proposé par Josèphe distingue : (1) les esséniens, qui sont une partie de cette mouvance ; (2) les sadducéens, une aristocratie laïque alliée au sacerdoce hérodien ; (3) et les pharisiens, qui sont le courant le mieux organisé, portant un intérêt modéré au temple et à ses querelles de dynastie et faisant de la loi la base dune législation en évolution constante, à travers les paroles de ses rabbins qui constituent la loi orale, laquelle finira par se substituer à la loi écrite.
Le baptême de Jésus
En lan 28-29, la quinzième an-née de Tibère (Lc3,1), Jésus de-mande à recevoir le baptême des mains de Jean. De toute la vie de Jésus, cest le seul événement daté : cest donc lui qui rattache Jésus à lhistoire, plus que sa mort ou sa naissance. Or, le baptême de Jésus saccompagne de deux signes : (1) la descente de la colombe ; (2) et la voix céleste qui proclame Jésus fils de Dieu.
Limage de « la descente de la colombe » est un jeu avec les deux noms propres du récit : descendre se dit en hébreu y-r-d, et le nom du Jourdain vient de ce verbe ; et la colombe se dit y-w-n-h, qui donne le nom de Jonas, lequel est anagramme en grec du nom de Jean (Iôna- / Iôan-). Ainsi, les deux noms propres du récit sont porteurs dun message repris dans limage de la colombe qui descend. Mais que dit ce message ? Jean et Jonas renvoient à un troisième nom, Onias, qui désigne le grand-prêtre légitime, déposé en - 175 ; et la descente exprime le mouvement du ciel vers la terre, par lequel Jésus est investi de la fonction dont Onias a été spolié. En dautres termes, Jésus est investi comme le nouveau grand-prêtre légitime, qui doit rétablir au temple le sacerdoce disparu depuis quelque deux cents ans.
Lexpression « fils de Dieu » sapplique à la filiation divine de Jésus à partir des récits de naissance ; mais auparavant, lexpression sapplique à la souveraineté et à la fonction religieuse suprême. Ainsi, le pharaon est « fils de Dieu ». Jésus se voit donc conférer un titre de souveraineté qui confirme sa fonction religieuse et contient également une dimension royale, sappliquant au peuple juif. En somme, Jésus nest pas encore entré dans la vie publique que déjà il nest plus un simple individu, puisquil vient dêtre investi pour prendre la place dHérode et de son grand-prêtre.
Larrestation de Jean
La suite logique de ces deux signes est leffacement de Jean. Hérode Antipas vit sans se soucier de la loi noachique, et Jean le dénonce, en laccusant dadultère : il veut épouser Hérodiade, qui est à la fois sa belle-sur et sa nièce, son désir confine à linceste. Jean est arrêté. Puis Hérode est idolâtre, en sengageant auprès de sa nièce Salomé, et il est meurtrier en faisant décapiter Jean dans sa prison. Les principes sont bafoués, Hérode est indigne dexercer la fonction de roi des Juifs et plus encore de nommer le grand-prêtre du temple.
En frappant dindignité Hérode, Jean prépare le chemin par lequel Jésus doit rétablir le sacerdoce dynastique au temple de Jérusalem. Dans un premier temps, Jésus lui sert de porte-parole, et tout porte à croire quil va suivre le chemin qui lui est tracé et qui ferait de lui, aux yeux des Romains, un simple factieux. Mais Jésus en décide autrement.
Après la mort de Jean
Ernest Renan (chap. 13)
Une pensée que Jésus emporta de Jérusalem, et qui dès à présent paraît chez lui enracinée, est quil ne faut songer à aucun pacte avec lancien culte juif. Labolition des sacrifices qui lui avaient causé tant de dégoût, la suppression dun sacerdoce impie et hautain, et, dans un sens général, labrogation de la Loi lui parurent dune absolue nécessité [ ] Jésus, en dautres termes, nest plus juif. Il est révolutionnaire au plus haut degré ; il appelle tous les hommes à un culte fondé sur la seule qualité denfants de Dieu [ ] Ah ! Que nous sommes loin dun Juda Gaulonite, dun Matthias Margaloth, prêchant la révolution au nom de la Loi ! La religion de lhumanité, établie non sur le sang, mais sur le cur, est fondée. Moïse est dépassé ; le temple na plus de raison dêtre et est irrévocablement condamné (p. 222-223).
Après la mort de Jean, le projet de Jésus change, mais, nen déplaise à Renan, il demeure sacerdotal. Dans la première phase, quand Jean est en prison, lenseignement est tourné vers la loi (représentée par limage de leau) ; puis, quand Jean meurt, Jésus envisage de combattre le sacerdoce hérodien en provoquant sa propre mort (représentée par la nouvelle image de la semence, qui doit mourir pour germer de nouveau et porter du fruit). Jésus change alors de stratégie : au lieu de la voie attendue de la conquête ou de la négociation avec Rome, Jésus choisit une voie qui lui vient de la tradition sacerdotale, celle de la soumission à Dieu qui passe par la domination de lennemi, voire lélimination du juste : cest la voie de la prédication de Jérémie, celle que vient de suivre Jean le Baptiste. Plutôt subir la violence que la commettre. Jésus met alors au courant ses disciples. Pour eux, le choc est brutal, car ils ne sont pas préparés à un tel choix. Ils ne comprennent pas. Et le projet nest révélé à personne dautre. Mais il fera école plus tard, chez les chefs des premières communautés.
Lentrée à Jérusalem
Ernest Renan (chap. 23)
Le lendemain (dimanche 9 nisan), Jésus descendit de Béthanie à Jérusalem [ ] Le bruit de son arrivée sétait répandu [ ] On lui amena une ânesse, suivie, selon lusage, de son petit. Les Galiléens étendirent leurs plus beaux habits en guise de housse sur le dos de cette pauvre monture, et le firent asseoir dessus. Dautres, cependant, déployaient leurs vêtements sur la route et la jonchaient de rameaux verts. La foule qui précédait et suivait, en portant des palmes, criait : « Hosanna au fils de David ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » (p. 318-319).
Au printemps de lan 30, montant à Jérusalem quelques jours avant la Pâque, Jésus trouve un moyen de faire avancer son martyre. Il entre dans la ville assis sur un âne et entouré de ses disciples. Pour la foule surprise, Jésus se présente à elle comme le roi messianique : Voici, ton roi vient, il est assis sur un âne, le petit dune ânesse (Zacharie 9,9). Cest le signe dun changement prochain. Mais les grands-prêtres, inquiets de ce que Jean le Baptiste ait un successeur, en font une autre lecture : ils y voient le moyen daccuser Jésus devant Pilate. Les bénédictions de Jacob à ses fils disent, en effet : Le sceptre ne sécartera pas de Juda, ni le bâton de commandement dentre ses pieds, jusquà ce que vienne celui auquel il appartient et à qui les peuples doivent obéissance. Lui qui attache son âne à la vigne et au cep le petit de son ânesse (Gn 49,10-11). Jésus, en prenant le signe de lâne, affirme en somme que les peuples lui doivent obéissance ; et par cette lecture, il nest plus le rival dHérode, mais celui de César. Limage choisie est ambiguë, elle renvoie à deux textes et elle produit un double effet : la foule espère ; et les grands-prêtres croient pouvoir éliminer Jésus, en laccusant devant Pilate de conspirer contre Rome.
Le procès et la mort
Ernest Renan (chap. 24)
La marche que les prêtres avaient résolu de suivre contre Jésus était très conforme au droit établi [ ] Les disciples de Jésus nous apprennent, en effet, que le crime reproché à leur maître était la « séduction », et, à part quelques minuties, fruit de limagination rabbinique, le récit des évangiles répond trait pour trait à la procédure décrite dans le Talmud [ ] Lautorité sacerdotale résidait tout entière de fait entre les main de Hanan. Lordre darrestation venait probablement de lui (p. 330-331).
Charles Perrot (1993)
La date de la mort de Jésus fait actuellement lobjet dun large consensus : Jésus est mort sous le préfet Ponce Pilate en lan 30 de notre ère, et plus précisément le 7 avril [ ] À laide du calcul astronomique, il est possible de savoir quand un 14 de Nisan est tombé le vendredi La date du 7 avril 30 est la plus probable ; celle du 3 avril 33 reste possible aussi (Jésus et lhistoire, p. 72).
Jésus est donc arrêté quelques jours plus tard par les Romains, puis traduit devant Pilate. À aucun moment, il na cherché à rencontrer Pilate ni à créer les conditions dune négociation future. Son arrestation entre dans sa stratégie. Il est jugé comme un traître à légard du pouvoir romain, il na pas droit à un procès écrit et son supplice est la croix, réservée aux esclaves. La légalité de sa mort met un terme à lentreprise de Jean ; et elle saccompagne de signes qui visent à retirer tout espoir à la foule des sympathisants. Une mort ignominieuse ne peut être celle dun élu de Dieu. Le doute doit donc semparer des adeptes : Jésus ne les a-t-il pas trompés ?
Les apparitions du ressuscité
Le calcul des grands-prêtres est déjoué par les premières apparitions de Jésus ressuscité, car le problème de la résurrection nest pas tant de savoir si sa nature est historique ou théologique, que de comprendre pourquoi les gens y ont cru. Cette foi est un immense défi à lautorité religieuse du moment. Parce que Jésus représente pour elle la médiation rétablie avec Dieu, la foule ne croit pas que sa mort soit définitive et adhère spontanément à lidée quil est vivant. Bientôt, il sera de retour pour juger ceux qui lont éliminé.
Une logique nouvelle se met en place. Puisque Jésus est ressuscité, il est vivant, mais il est physiquement absent. Sa situation est donc analogue à celle de Jean, pendant son incarcération : il a besoin de porte-parole, non dun successeur. Depuis le ciel, il opère la médiation enfin rétablie avec Dieu. Et son retour sur terre est attendu dans un délai fort court. En attendant, la foule se presse autour des disciples et fonde avec eux la première communauté chrétienne.
Ernest Renan (chap. 26)
La vie de Jésus, pour lhistorien, finit avec son dernier soupir. Mais telle était la trace quil avait laissée dans le cur de ses disciples et de quelques amies dévouées que, durant des semaines encore, il fut pour eux vivant et consolateur. Par qui son corps avait-il été enlevé ? Dans quelles conditions lenthousiasme, toujours crédule, fit-il éclore lensemble de récits par lequel on établit la foi en la résurrection ? Cest ce que, faute de documents contradictoires, nous ignorerons à jamais. Disons cependant que la forte imagination de Marie de Magdala joua dans cette circonstance un rôle capital. Pouvoir divin de lamour ! moments sacrés où la passion dune hallucinée donne au monde un Dieu ressuscité ! (p. 356).
À mon sens, pour les premiers témoins, la vie de Jésus ne sest pas arrêtée à sa mort. Le récit du ministère continue dans certains épisodes, à un deuxième niveau de sens, qui nest plus compris aujourdhui, mais qui est encore accessible. Ces épisodes forment une première tradition narrative et racontent les événements de la génération qui suit la mort de Jésus, en présentant les acteurs comme guidés par le Jésus céleste.
Manifestement, tout nest pas dit, aujourdhui, sur la vie de Jésus. La lecture littérale, qui simpose depuis le XVIe siècle, a fait perdre de vue le deuxième niveau de sens inscrit dans les principaux livres de la Bible et dont Origène précise quil existe aussi dans les évangiles. Puis, lessor de la rationalité, à partir du XVIIIe siècle, rend opaque le langage des miracles : « Ôtez les miracles de lévangile, écrira Rousseau, et toute la terre est aux pieds de Jésus Christ ». Et le XIXe siècle, en saffranchissant du cléricalisme, verra Jésus, avec Renan, comme un humaniste laïc, en lutte contre le sacerdoce et non comme un réformateur du sacerdoce.
Né vers - 6 et mort en lan 30, lessentiel de la vie de Jésus se prépare pendant cette période, et ne se déroule quensuite, pendant encore un peu plus de trente ans. Telle est, du moins, la vision de Jésus que me donne létude des premières éditions des évangiles à travers la tradition manuscrite, qui commence par une phase où le langage fonctionne à deux niveaux de sens, et qui se nourrit de deux traditions narratives, au lieu dune généralement reconnue, pour les évangiles synoptiques. La résurrection est à la jonction des deux périodes de la vie de Jésus, la vie terrestre, où tout se met en place, et la vie céleste, où Jésus dirige ses porte-parole pour accomplir sa mission. Dans cette deuxième partie, la conversion de Paul prend la place centrale.
Pour ses contemporains, la mission de Jésus est double : rétablir le sacerdoce légitime et réunifier autour de lui le peuple divisé. Pour le sacerdoce, la mission saccomplit : Jésus, après sa résurrection, devient le grand-prêtre légitime désormais céleste. Mais lunité du peuple échoue, et la vie continue, avec deux, et bientôt trois monothéismes, qui interprètent chacun de plusieurs manières labsence actuelle du messie.
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Numéro 185 |
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