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« Hâte-toi de transmettre Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance Effectivement tu es en retard sur la vie» La vie inexprimable. (René Char) *. |
Gérard Delteil fut pendant de nombreuses années professeur de Théologie pratique à la Faculté protestante de théologie de Montpellier. Il est lun des spécialistes français de la catéchèse et des questions relatives à la transmission ; il intervient dans de nombreux colloques sur ce sujet, notamment dans les milieux catholiques. On lui doit larticle « Catéchétique » de lIntroduction à la Théologie pratique, publiée en 1997 aux Presses Universitaires de Strasbourg, sous la direction de Bernard Kempf. On lui doit aussi la rédaction dun ouvrage remarquable et très important sur lÉglise qui sintitule lÉglise disséminée. Ce livre, publié au Cerf et chez Labor et Fides en 1995, a été co-écrit avec Paul Keller ; il fait toujours référence en matière decclésiologie. Le texte que nous publions est celui de lintervention de Gérard Delteil en mars 2004, lors de la session sur la catéchèse qui a eu lieu à la Faculté protestante de théologie de Paris. M.-N. et J.-L. Duchêne
* René Char : uvres complètes, Gallimard, La Pléiade, 1983, p. 778.
Pont dans le Nord du Japon. Photo François Riuz ©. |
Au cur de bien des débats contemporains ressurgit le thème de la transmission. La famille, lécole, lÉglise, les valeurs, les identités, autant de lieux où la transmission fait question. Dune génération à lautre, les changements sont si manifestes, que la transmission nous apparaît problématique. Nos enfants ne sont pas, ou ne sont plus seulement nos héritiers (le furent-ils jamais dailleurs ?). Lavenir nest pas, ne sera pas le prolongement du présent. Il sera autre. Lampleur et la rapidité des mutations, qui bouleversent nos sociétés, nous rendent plus sensibles à la discontinuité quà la permanence. Ainsi se répand le sentiment dune véritable crise de la transmission.
Or transmettre est constitutif de lhumain. Être humain, cest être engendré. Et ceci ne concerne pas seulement la naissance biologique, mais dans toute la force de cette expression notre venue au monde. Une histoire nous précède dont nous sommes héritiers. Cest parce quil y a transmission quil y a histoire : transmission dapprentissages, doutils, de techniques, de savoirs. Mais aussi transmission dexpériences, de récits, de rites, de valeurs. Transmission de langages. Ainsi la langue que nous parlons spontanément, comme si elle nous était naturelle, procède dune histoire très ancienne. Elle participe dune transmission immémoriale, et qui se poursuit continuellement, car la langue se modifie à travers des processus complexes, au fur et à mesure quelle se parle. Cest dabord par cet aspect de lhéritage que nous pouvons mesurer limportance de la transmission. Nous vivons tous de ce qui nous a été transmis. Et dabord notre nom : Paul Ricur parle à ce sujet de contraction du trésor de la transmission dans la nomination 1. Chacun(e) sinscrit dans une généalogie, cest-à-dire une chaîne de transmission, qui nest pas seulement un ordre de succession statique, mais une dynamique instituante (Paul Ricur). Chacun(e) est laboutissement dune histoire millénaire qui la précédé(e), et quil/elle récapitule en lui/elle. Chacun(e) à son tour va contribuer à porter cette histoire plus loin. Cest par la transmission que lhumain sengendre et se construit.
La transmission a deux dimensions
Ce propos privilégie un axe de la transmission : laxe diachronique, transgénérationnel. La transmission est ce qui noue une génération à lautre. Elle a rapport à un lien dengendrement et de filiation. Aussi le domaine privilégié en est-il léducation : familiale, scolaire, catéchétique. Cest laxe vertical où ladulte a une position et un devoir dantécédence (Philippe Meirieu) à légard de lenfant, comme de ceux qui seront ses héritiers.
Mais la transmission joue aussi sur un axe horizontal. Que lon pense à lartiste comédien, musicien, danseur qui interprète une uvre. Au sculpteur ou au plasticien qui expose ses créations. Chacun(e) transmet son émotion, son interprétation, sa quête. Cest aussi le cas des militants qui sengagent pour une cause, et cherchent à transmettre quelque chose de leurs convictions. La transmission est ici ordonnée au témoignage plus quà lhéritage.
La communication de lÉvangile est à situer dans ce mouvement densemble dune transmission multiple, par lequel les sociétés humaines sengendrent dans leur histoire (Nest-il pas significatif que lhébreu désigne lhistoire par ce terme dengendrement ?). Il est important de la replacer dans ce contexte, dans la mesure où lon ne saurait abstraire la transmission religieuse de la culture dans laquelle elle sinscrit.
Sommes-nous devant une crise de la transmission ?
Comment le contexte culturel qui est le nôtre modifie-t-il les données de la transmission ? En quoi bouleverse-t-il les règles du jeu qui ont organisé jusquici la transmission ?
Toutes les sociétés humaines se sont développées au travers dun certain rapport entre tradition et innovation. La tradition désigne ici un système complexe de règles, de rites, de coutumes, de valeurs, qui se réfère à un passé fondateur pour régir le présent. La tradition institue ainsi le passé comme norme. Cest la tradition qui assure le lien entre le passé et le présent, qui marque la continuité à travers le changement des générations, et qui maintient la cohésion de lordre social. Certes, la tradition nest jamais totalement figée, immuable. Elle comporte toujours des éléments dévolution. Mais ce qui domine, cest lidée de la continuité assurée par la tradition, et de lautorité dont elle est investie pour régler laction présente et à-venir. La tradition se donne comme la mémoire collective du groupe social, dans laquelle la mémoire religieuse joue un rôle déterminant, en apportant une légitimation transcendante. La transmission de cette mémoire participe de lintégration à lordre social, et de la perpétuation de cet ordre. Ainsi y a-t-il ajustement et cohérence entre tradition et transmission.
Dévaluation de la tradition
La modernité marque ici une rupture décisive. Un changement dorientation. La dynamique de linnovation devient le ressort du progrès. Le rapport au temps bascule : cest la poussée vers lavenir qui modèle le développement. Ainsi la sociologue Danièle Hervieu-Léger pouvait-elle écrire en 1993 : « La génération fin de siècle est la première génération post-traditionnelle » 2, cest-à-dire la première à affronter la nouveauté de lavenir dans une situation dincertitude structurelle, parce que privée de ces repères fondateurs quassurait la tradition. Ce développement de la modernité entraîne la dévaluation de la tradition : elle a perdu son statut normatif, sa fonction intégrative, son autorité sociale. Laccé-lé-ra-tion du changement, le sentiment davoir affaire à des problèmes radicalement nouveaux accentuent cette disqualification de la tradition, spécialement aux yeux des jeunes, qui sont les vecteurs des nouvelles aspirations dans notre société.
Aussi la transmission dune génération à lautre devient problématique. Les structures qui assuraient cette transmission (la famille, lécole, la paroisse) sont elles-mêmes fragilisées. Cest là un premier élément qui valide une crise de la transmission : la disqualification de la tradition a pour corollaire une perte de la transmission. Particulièrement dans le domaine religieux, la religion se référant à lautorité dune tradition.
La communication de lÉvangile est à situer dans ce mouvement densemble dune transmission multiple, par lequel les sociétés humaines sengendrent dans leur histoire.
Lors dun colloque, organisé par le Ministère de la Justice sur le thème : Quel droit, pour quelles familles ? Danièle Hervieu-Léger mentionnait une enquête portant sur les valeurs que les parents souhaitent absolument transmettre à leurs enfants. En tête vient le sens de la famille. Les valeurs politiques ou les identités religieuses arrivent en dernier. Seuls 4 % des réponses placent les identités religieuses en tête. Et quand on demande aux parents : « Pourquoi ? » la réponse est la suivante : « Ça, cest son choix. Cest son problème. Il verra plus tard en fonction des expériences quil aura et des rencontres quil fera. » Et Danièle Hervieu-Léger caractérisait cette évolution de la famille comme « lhypertrophie de la dimension affective et leffacement des transmissions 3 ».
Culture de lindividualisation
Un deuxième élément dexplication doit être avancé. La modernité sest développée autour de la valeur centrale quest laffirmation de lindividu, la revendication de son autonomie, linsistance sur la subjectivité. Cest à chacun(e) de choisir son mode de vie, sa morale, sa sexualité, ses valeurs. À chacun(e) de donner sens à son existence, de construire son identité. Cette conquête de lautonomie, et cette culture de lindividualisation sont au cur de la modernité. Jusquà létape actuelle que Danièle Hervieu-Léger caractérise par la montée en puissance de la revendication du droit de chacun à son propre accomplissement 4.
Un des effets de cette évolution est une transformation profonde de la démarche religieuse. Les identités religieuses ne peuvent plus être considérées comme des identités héritées. Chaque individu est amené à construire sa propre identité à partir de ses expériences, de ses aspirations, et de ses affinités. Limportance de la transmission familiale, notamment pour des minorités religieuses, ne saurait être pour autant sous-estimée, par lempreinte quelle imprime, par les repères quelle apporte, par les éléments symboliques quelle met à disposition. Mais cet héritage implique une appropriation. Lidentité transmise ne va nullement de soi. Elle demande à être reprise à son compte, et réinterprétée par ceux et celles qui en héritent. Il en résulte une fragilisation, sinon une rupture, de la chaîne de transmission, et la dissémination de la démarche religieuse en dinnombrables parcours autonomes, singuliers. « Lidentité sanalyse comme le résultat, toujours précaire et susceptible dêtre remis en question, dune trajectoire didentification qui se réalise dans la durée 5. » Marcel Gauchet analyse ce processus comme une révolution du croire : « Qui dit religion disait depuis toujours antécédence de ce qui fait sens, intrinsèque autorité de ce qui vient davant et de plus haut, donc donation Ce qui fait désormais lâme du comportement religieux, cest la quête et non la réception Lauthenticité de linquiétude prend le pas sur la fermeté de la conviction comme forme exemplaire du croire, jusque dans les confessions établies 6. »
La perte de lautorité de la tradition, le développement dune culture de lindividualisation : deux éléments qui valident une crise de la transmission. Il serait hasardeux den conclure trop vite à un effondrement de la transmission. Dautres observations viendraient nuancer ce diagnostic. Quil suffise de mentionner limportance de la préoccupation du patrimoine (architectural, artistique, urbain), laudience rencontrée par les grandes expositions culturelles, la création dans de multiples communes de lieux muséographiques : autant de signes de lintérêt porté à une transmission culturelle. Dans un autre domaine, divers travaux mettent laccent sur la mémoire familiale et sa transmission, la reproduction des modèles hérités, lattachement à la généalogie familiale.
La perte de lautorité de la tradition, le développement dune culture de lindividualisation : deux éléments qui valident une crise de la transmission.
Alors, crise ou métamorphose de la transmission ?
« On peut parler dune crise de transmission de la foi, estime André Fossion, spécialiste de catéchétique, au sens où celle-ci ne se transmet plus de manière quasiment automatique, par tradition, avec lidentité familiale ou culturelle, mais est désormais suspendue à la libre décision, appréciation et appropriation des sujets dans un monde devenu irrémédiablement pluriel 7. » Ce qui est nouveau, cest la perte dun modèle de reproduction. La fin de lautorité (Alain Renaut) 8, entendue comme ce surcroît de légitimation, en vertu duquel un discours simposerait grâce à son ancienneté ou de son statut. Il ny a plus la perpétuation, dune génération à lautre, dune même appréhension de lexistence, dun même système de sens ou de valeurs. Le thème de linvention de soi se substitue très largement à celui de la reconduction de lhéritage.
Mais cette situation ne signifie pas pour autant une crise de la transmission, si la transmission est comprise comme lincitation pour chaque génération, comme pour chaque être humain, à réinterpréter sa présence au monde. À entrer à son tour dans une conversation qui la précédé, et dans laquelle il va prendre sa place. Cest-à-dire si la transmission est perçue non comme la reproduction dun modèle, mais comme une éducation à lautonomie. Transmettre serait alors mettre en situation de réinterpréter la tradition dont on provient. « Garder les questions vivantes et permettre à chacun de trouver ses propres réponses, voilà lessentiel. » (Ph. Meirieu) 9
La transmission est sans doute fragilisée, compromise par lampleur et laccélération des mutations sociales. Cela ne signifie pas quelle ne seffectuerait plus, elle seffectue autrement. Elle nopère plus seulement de manière linéaire, directive, mais sous des formes plus complexes, croisées, interactives. Les formes de la transmission ont changé, ainsi que les conditions qui la rendent possible. Les modèles nen sont plus les mêmes. Cest ce qui donne dautant plus de prix à lacte de transmettre aujourdhui.
Quest-ce que transmettre ? Enjeux et trajets de la transmission de lÉvangile.
La transmission a profondément rapport avec le temps. Elle est accueil dune précédence, et envoi (mission) vers lavenir. Elle fait lien entre le passé et le présent, entre le présent et lavenir. Elle est trace dune inscription dans la durée. Peut-être, comme le relève Régis Debray 10, le plus décisif ici est-il le préfixe trans qui marque le mouvement : transfert, passage, voyage. Dépassement de limmédiateté et enracinement dans lhistoire.
Ainsi en est-il spécialement de la transmission de lÉvangile. Celle-ci se rapporte à une histoire, puisquelle témoigne dun Dieu qui a parlé, et qui sest manifesté dans lhistoire. Elle engendre une histoire, celle de la communauté de foi, dans laquelle se transmet le récit de Jésus, au cur du grand récit biblique. Mais aussi lhistoire de tous les effets de sens de ce récit, les initiatives et créations quil a suscitées, et qui débordent de très loin le destin des seules Églises chrétiennes.
Dès les origines, lÉvangile est acte de transmission. « Je vous ai transmis ce que javais moi-même reçu, écrit Paul aux Corinthiens : Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures, il a été enseveli, il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures, il est apparu à Céphas, puis aux Douze. » (1 Co 15,3-5). Cette transmission est plurielle : la parole de lapôtre, le credo de la communauté, le recueil des Écritures, la voix des témoins. Chacun de ces éléments renvoie aux autres.
Si la préoccupation de transmettre lÉvangile est constante dans la vie de lÉglise, elle se traduit selon les moments et les circonstances avec des accentuations différentes. Un rapide survol historique du dernier demi-siècle nous permettra de lillustrer. Il est possible en effet de relever, de manière très schématique, dans la vie des Églises Réformées en France, cinq réponses différentes et successives, dont chacune éclaire un aspect de la transmission. Quelques jalons chronologiques permettent ainsi de dessiner une certaine typologie de la transmission.
Annoncer.
La transmission se déplace sur laxe de la communication. De lÉglise pour les autres à lÉglise avec les autres.
Dès le lendemain de la Libération, de grandes campagnes dévangélisation sont lancées dans la région parisienne sur le thème LÉvangile du Christ au peuple de France. Un an plus tôt le livre des abbés Godin et Daniel La France, pays de mission ? 11 a fait choc. Il soulignait létendue de la déchristianisation, notamment dans la classe ouvrière, et constituait un appel vigoureux à une action missionnaire. Dès la liberté retrou-vée, de grandes réunions sorganisent en salles neutres à Paris (salle Wagram, Mutualité, Vel dHiv) avec les pasteurs H. Roser, J.P. Benoît, F. Bosc, et en de nombreuses villes, afin dévangéliser un peuple largement déchristianisé. Laccent porte ici avant tout sur le message, et sur sa proclamation. Lautorité de ce message, le sentiment dune mission et dune urgence à la remplir, la conscience aussi de vivre un kairos (un moment favorable) une partie du pays est en ruines, tout est à rebâtir, un temps nouveau souvre effacent tout questionnement herméneutique.
Transmettre, cest ici proclamer. LÉglise a reçu un message. Sa mission est de lannoncer à un peuple qui lignore. Lasymétrie est fortement marquée entre celui qui sait et celui qui ignore, celui qui annonce et celui qui entend. La transmission revêt une dimension fortement proclamative. La préoccupation simpose dès lors de mobiliser les communautés en vue de cette proclamation, ce qui va conduire à un second accent.
Témoigner.
Linsistance se déplace sur le rôle des croyants comme porteurs de la Parole. Simultanément, laccent passe de la Parole proclamée à la Parole vécue, sattestant dans la vie quotidienne des croyants. Ce qui est souligné, cest limplication personnelle et communautaire. Les années de guerre et daprès-guerre ont vu une participation accrue des laïcs à la vie des Églises. Comment les préparer à assumer cette tâche ? Surtout le témoignage des fidèles ne saurait se limiter au cadre paroissial, il sétend à tous les domaines de leur vie dans le monde. Cest ainsi quune nouvelle conscience de ce témoignage conduit à réfléchir aux questions posées par la vie professionnelle et sociale, et à larticulation entre la foi et la vie. La préoccupation de la formation des adultes simpose dans cette perspective. Des mouvements se créent, tel le mouvement Jeunes Femmes. Des Centres souvrent, comme des lieux de formation (Centre du Nouvion, dans le Nord ; Villemétrie, avec A. de Robert et J. Bosc). Des groupes professionnels protestants (médecins, juristes, etc.) se créent, pour réfléchir aux questions posées au sein de la profession. Ces lieux divers, multiples, soutiennent une interrogation collective sur le témoignage de la foi, ses langages, ses pratiques. La transmission fait retour sur la personne. Elle se complexifie et élargit son horizon : formation des adultes, confrontation Évangile et société, questionnements éthiques. Ce qui domine alors, cest le thème cher au théologien Dietrich Bonhoeffer de lÉglise pour les autres 12.
Communiquer.
Lexplosion de mai 68 provoque une libération de la parole. De nouvelles aspirations se manifestent. Cette prise de parole, selon le mot de Michel de Certeau, témoigne dexigences profondes, qui faute de pouvoir trouver leur traduction politique et sociale, ne parviennent à sénoncer que négativement, sur le mode de la contestation ou du symbole. Lévénement demeure ainsi une déchirure mal recousue, une faille dans un ordre 13. Cette effervescence va susciter léclosion de micro-communautés, lapparition de nouvelles utopies, le développement de formes de religiosités émotionnelles. Cest un temps de remises en question, de discours iconoclastes.
La transmission se déplace sur laxe de la communication. De lÉglise pour les autres à lÉglise avec les au-tres. Des expériences nouvelles prennent corps dans lÉglise, dont la caractéristique commune est dêtre des espaces de communication associant dans un partage dexpériences et un engagement commun des hommes et des femmes en quête de sens. Les Centres de formation de laïcs du début des années 60 deviennent des centres de rencontres et de recherches ouverts à tous/toutes, et se définissent eux-mêmes comme des lieux de libre parole. Ces divers lieux entendent assumer, dans lÉglise ou sur ses marges, une fonction critique, tant à légard de la société ambiante que de linstitution ecclésiastique. Ils se veulent des laboratoires dune parole autre, dune vision alternative des rapports sociaux. Le questionnement porte sur la dimension politique de la foi, sur les rapports que lÉglise entretient avec les pouvoirs 14, mais il fait retour sur le message lui-même, et la compréhension que lÉglise en a. Doù le développement dune réflexion critique sur nos langages, et le souci dun renouvellement de la réflexion théologique, qui est un des facteurs de la création de lInstitut protestant de Théologie.
Interpréter.
Les tensions, parfois vives, qui ont traversé lÉglise réformée de France dans les années 70 posent en termes nouveaux la question : comment tenir ensemble pluralité et unité ? Quest-ce que se référer à lÉcriture comme autorité, alors que nos lectures en sont si différentes, et si distantes les conclusions que nous en tirons ? Le renouvellement des méthodes dexégèse, les avancées des sciences bibliques, la conscience aussi quil y a là un enjeu central pour les Églises de la Réforme conduisent à la création des Équipes de recherche biblique, mais plus largement à un approfondissement du travail biblique en de multiples lieux.
Une nouvelle conscience se répand de la situation herméneutique du christianisme. La foi implique le travail de linterprétation. La pluralité des Écritures et le débat qui se noue entre elles témoignent de ce constant travail dinterprétation à luvre dans la communauté de foi. Linsistance se déplace sur ce travail dinterprétation : interpréter la Parole à travers les événements et la culture, interpréter les événements et la culture à la lumière de la Parole, tel apparaît le cercle herméneutique.
Transmettre, cest entrer dans ce mouvement de linterprétation. Un mouvement continu, car linterprétation est un processus jamais achevé, toujours à reprendre. La transmission participe de ce processus. Linterrogation théologique revient ici au premier plan.
Cheminer.
Peut-être ce verbe pourrait-il caractériser létape contemporaine. Une conscience plus vive nous traverse de la fragilité du témoignage chrétien :
- à lépreuve du dialogue interreligieux (avec la perte dun statut duniversalité exclusive) ;
- face au développement des extrémismes religieux (qui entraîne dans de larges secteurs de lopinion la disqualification du discours religieux comme tel) ;
- devant la complexité des enjeux éthiques contemporains, qui nous laisse très démunis.
Le témoignage chrétien se donne dans la fragilité dune parole en débat avec dautres. La Parole ne saurait sénoncer comme une évidence, elle naît de lécoute, elle se reçoit dans le cheminement avec les autres qui nous déplace nous-mêmes. LÉvangile séclaire de cet échange et de ce dialogue avec dautres. Transmettre, cest découvrir et partager, échanger nos expériences, nos convictions et nos doutes. La transmission est ici rencontre de lautre, confrontation à une altérité.
Chacune de ces réponses renvoie à une composante de la transmission.
Annoncer souligne la transcendance de la Parole. Lorigine toujours nous échappe. Nous nen avons pas la maîtrise. Tout lÉvangile nous dit ce trajet dune Parole qui vient à nous, qui fait événement dans notre histoire, et nous confronte à une réalité ultime. Ainsi, tout au long de la vie de Jésus, lÉvangile résonne-t-il comme une parole autre, qui saisit, interpelle, innove. Et cette vie elle-même apparaît comme celle du Fils, de lEnvoyé, toutes métaphores qui renvoient à une altérité irréductible.
Témoigner marque notre rencontre avec la Parole. Notre implication. Il nest pas de transmission qui ne passe par ce lien existentiel avec lÉvangile. Transmettre fait toujours appel à quelque chose qui a fait trace en nous. La résonance judiciaire du témoigner nest pas sans intérêt. La Parole est toujours en procès dans lhistoire : cest un thème que des prophètes comme le Deutéro-Ésaïe, aussi bien que lÉvangile de Jean, mettent en scène pour souligner combien cette Parole est à la fois objet de contestation, porteuse de provocation et enjeu de décision.
Transmettre renvoie ainsi à une Parole qui vient dailleurs, de plus loin que nous-mêmes, mais aussi qui nous traverse, qui nous engendre, qui fait trace en nous.
Communiquer déplace laccent sur la relation et sur les partenaires. La parole naît de lécoute de lau-tre, elle se déploie dans léchange, et linterrogation mutuelle. Le pôle de la réception est ici souligné, et par là limportance de lappropriation. Transmettre nest jamais à sens unique. Certes, il peut y avoir une certaine dissymétrie dans la relation. Régis Debray notait que les espaces voués à la transmission comportaient généralement un certain dénivelé matériel, spatial : la scène, lestrade, la chaire 15. Mais cette dissymétrie ne saurait effacer une similitude fondamentale. La Parole se donne toujours au présent dans lévénement de la rencontre. Elle surgit, imprévisible, dans léchange, échappant à toute maîtrise, à linsu même parfois du locuteur.
Interpréter traduit la particularité de notre perception de lÉvangile et de notre expression de la foi. Nul discours ne saurait se poser comme absolu. Or une conviction religieuse est toujours en danger de sabsolutiser. De la Vérité, nul na la maîtrise. Pas davantage de la juste interprétation de lÉvangile.
La transmission ne saurait se jouer dans la répétition. Elle appelle cette incessante révision de nos formulations et de nos langages, ce risque de traductions nouvelles où résonne lÉvangile aujourdhui.
Enfin cheminer exprime à la fois un compagnonnage et une quête. Car nous sommes en chemin avec dautres, avec tous nos frères et surs en humanité. En quête avec eux, comme eux dune Parole qui oriente la marche. Nous partageons les mêmes questions, et nous navons pas la prétention den connaître les réponses. Cest dans ce cheminement quune Parole peut surgir, inattendue, inouïe. Nul ne saurait la savoir davance. Nul ne saurait avoir prise sur elle. Emmaüs en est la métaphore. Cest dire la dimension eschatologique de toute transmission : la Parole est toujours à-venir.
Ces cinq thèmes, ici distingués pour la commodité de lanalyse, ne sauraient être opposés lun à lautre. Ils se complètent, et se corrigent mutuellement. Il importe de les tenir ensemble. Ils marquent des accentuations différentes, mais dont chacune est nécessaire aux autres, même si en fonction des situations et des choix théologiques lune ou lautre sera privilégiée.
La transmissionn ne saurait se jouer dans la répétition. Elle appelle cette incessante révision de nos formulations et de nos langages.
La transmission doit éveiller en chacun(e) ce quil a dunique
La question de la transmission nous préoccupe surtout sur le versant du contenu : que transmettre ? Quavons-nous à transmettre ? Lattention se porte alors sur les savoirs à enseigner (lécole !), sur les valeurs à inculquer (la famille !), sur les récits et sur les textes (la catéchèse !). Bref, sur tout ce qui constitue lobjet, la matière de la transmission. Pour buter en définitive sur quelque chose qui est toujours en reste, et qui est de lordre de lintransmissible. Plus elle se rapporte aux valeurs profondes, à lêtre et à lultime, plus elle rencontre cette dimension de lintransmissible.
La transmission nous interroge aussi sur le versant de la relation. Elle passe le plus souvent par des personnes. Elle ne saurait être un parcours à sens unique. Elle implique toujours une interaction entre des partenaires. Elle met en jeu le dire et le non-dit, le verbal et le non-verbal, le conscient et linconscient. On ne transmet que de lécoute, dit le metteur en scène Daniel Mesguich. Ce second aspect déplace lattention sur les sujets, les acteurs de la relation.
Plus profondément encore, la transmission nous interroge sur le versant du sens : quel est lenjeu de ce mouvement par lequel continuellement lhumain sengendre au travers de la parole reçue et transmise, au travers de ce lien avec les générations qui précèdent, et avec celles qui suivent ? Que traduit ce dynamisme, cet élan de la transmission au sein dune humanité toujours en train dadvenir ?
Le débat pourrait peut-être se nouer autour de ceci : chaque être humain est porteur dune voix singulière, unique, qui na pas encore résonné dans le concert du monde. Une voix qui narrive pas à se dire, qui reste entravée, comme en attente dun événement qui vienne la libérer. La question est alors : comment ce qui nous est transmis va-t-il libérer tout au fond de nous-même ce que nous avons chacun(e) de singulier, dunique à transmettre ? Lenjeu de la transmission est là. Nous ne transmettons pas simplement pour que ce que nous vivons, croyons et pensons ne meure pas avec nous (R. Debray) 16, mais pour que dautres séveillent à leur tour à ce quils ont dunique. Pour que la Parole transmise contribue à libérer en eux ce quils ont dunique à transmettre.
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1 Paul Ricur : Parcours de la reconnaissance, Stock, 2004, p. 282.
2 Danièle Hervieu-Léger : La religion pour mémoire, Paris, Cerf, Sciences humaines et religions, 1993, p. 241.
3 Quel droit, pour quelles familles ? Actes du colloque de Paris 2000. Ministère de la Justice. La documentation française, Paris 2001, p. 61-62.
4 Danièle Hervieu-Léger : Catholicisme, la fin dun monde. Paris, Bayard, 2003, p. 86.
5 Danièle Hervieu-Léger : La religion en mouvement. Le pèlerin et le converti. Flammarion, 1999, p. 70.
6 Marcel Gauchet : La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité. Gallimard 1998, p. 107-108.
7 André Fossion : « La catéchèse dans un monde en pleine mutation », Catéchèse 172,3/2003.
8 Cf. Alain Renaut : La fin de lautorité, Flammarion, 2004.
9 Philippe Meirieu : Repères pour un monde sans repères, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 186.
10 Régis Debray : Transmettre. Paris, Odile Jacob, 1997, p. 22.
11 H. Godin et Y. Daniel : La France, pays de mission ? Paris, Cerf, 1943.
12 Cf. Dietrich Bonhoeffer : « LÉglise nest lÉglise que lorsque elle existe pour les autres », Résistance et soumission, Genève, Labor et Fides, 1963, p. 181. Les Assemblées de la Fédération Protestante se préoccupent dune Église pour le monde (Aix-en-Provence, 1963), Formes nouvelles dune Église pour les autres (Colmar, 1966)
13 Michel de Certeau : Larticulation du « dire » et du « faire », Études théologiques et religieuses, 1970,1, p. 27.
14 Cf. le document Églises et pouvoirs, de la Fédération Protestante France, en 1971.15 Cité par Philippe Meirieu : Repères pour un monde sans repères, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 209.
16 Régis Debray, op.cit. p. 18.
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Numéro 183 |
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