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Numéro 176 - avril 2004
( sommaire )

Questionner

Plaidoyer pour une identité ouverte

 

De l’identité à l’identitaire.

Ce questionnement a deux types de conséquences. D’abord, il nous oblige à un effort de réflexion que nous n’aurions peut-être pas produit sans y être obligés. Ce contexte est une occasion unique d’enrichir nos propres identités de ce que les débats peuvent leur apporter. Oui, dans un certain sens, je crois que nous avons de la chance : celle d’être libres de nous construire autrement qu’en subissant (ou en rejetant, ce qui revient au même) un seul modèle dominant ; celle d’être des individus avant d’être marqués, ou repérés, par nos appartenances diverses. Mais il faut dans un second temps reconnaître que cette liberté est parfois bien lourde à porter ! Quand il faut tout réinventer, le couple, la famille, l’Église, l’autorité, la tentation est parfois grande de se réfugier dans un relativisme tiède (tout se vaut et rien ne m’intéresse) ou, à l’inverse, dans ce que l’on appelle souvent « un repli identitaire ». Il s’agit de glisser, plus ou moins consciemment, de la construction de l’identité de l’individu au rassemblement de tous ceux qui se retrouvent autour d’affirmations communes. On passe d’une logique de dialogue (l’autre différent m’apprend à me connaître moi-même et m’aide à progresser) à une logique de monologue (l’autre identique me conforte dans mon identité). Je me garderai de tout manichéisme sur le sujet tant il me semble que nous passons notre temps à naviguer de l’une à l’autre de ces logiques pour nous construire.

Une question centrale autour de l’identité est donc celle de la rencontre avec l’autre : souhaitée ou refusée, envisagée positivement ou négativement, vécue comme une agression ou comme une reconnaissance. Dès lors, la question de l’identité (« caractère de ce qui est permanent et unifié » selon le dictionnaire) se concentre sur les zones frontières où se jouent ces rencontres. Le récent débat sur les signes ostensibles ou ostentatoires en est le parfait exemple. Nos identités se joueraient non pas au cœur de chacun, mais dans les limites où il rencontre les autres qui le convoquent et parfois le provoquent.

Quel rapport entre identité et communauté ?

Dans le chapitre 9 de l’évangile de Marc, les disciples de Jésus sont aux prises avec cette même question. Que veut dire être disciple du Christ et, pour l’Église naissante, que veut dire être chrétien ? Comme nous le ferions sans doute, ils commencent par tracer une limite ; être disciple, c’est d’abord appartenir à un groupe et le suivre. Une logique identitaire. Être chrétien, c’est appartenir à un « dedans » où l’on retrouve d’autres avec qui l’on partage l’essentiel, à l’inverse de ceux qui sont « dehors » et qui sont censés être différents.

Mais le trouble est jeté par un homme qui agit comme ceux qui sont « dedans » en appartenant pourtant à ce qui est censé être le « dehors » : « Nous avons vu un homme qui chasse les démons en ton nom et nous avons cherché à l’en empêcher parce qu’il ne nous suivait pas. » (v. 38). Pour les disciples, l’équation est simple : si quelqu’un n’est pas avec eux, alors il est obligatoirement contre eux ; l’altérité est ressentie négativement, presque comme une agression.

Contrairement à ce que nous attendrions, Jésus n’exhorte pas alors ses disciples à s’ouvrir au dialogue avec cet homme, à aller le rencontrer. Non. Ce qui importe chez cet homme n’est pas son appartenance, mais sa motivation, ce ou celui au nom de quoi il agit. « Il n’y a personne qui puisse parler en mal de moi tout de suite après avoir agi en mon nom. Celui qui n’est pas contre nous est pour nous. » (v. 39). L’identité de cet inconnu ne se joue pas dans les zones frontières où il rencontre ou non les autres, mais au cœur même de son action ; ce qui fait bouger l’individu le définit et non le regard que les autres posent sur lui.

Ce faisant, Jésus dessine un modèle de communauté humaine bien particulier. Il ne s’agit pas d’un groupe formé uniquement de ceux qui se ressemblent et qui risque à tout moment d’être fermé sur lui-même. Il s’agit d’un mouvement de foule, d’une mise en marche, à la tête de laquelle se trouve le Christ. Chacun est appelé à se construire en entrant dans ce vaste mouvement. Mais chacun peut le faire à sa façon : il y a ceux qui suivent de près, comme les disciples, et ceux qui suivent d’un peu plus loin, comme cet inconnu exorciste. J’aurais envie d’ajouter que dans cette cohorte qui avance, il y a aussi tous les autres : ces rencontres d’un jour dont parle l’Évangile et dont ne sait plus rien ensuite, ces anonymes sympathisants qui ne font qu’offrir un verre d’eau et tous les autres qui se perdent dans le brouillard indéfini de limites mouvantes, mais pour qui tout reste possible. Chacun est appelé à trouver son identité non dans la répétition du même ou dans la différenciation, mais dans la mise en mouvement, dans le sens, la direction, qu’il donne à son existence. C’est dans ce qui anime chacun (au sens de « ce qui donne une âme ») que se joue l’identité profonde. Ce n’est plus la rencontre avec les autres qui est déterminante, mais la mise en marche à la suite d’un Autre, radicalement différent et radicalement identique.

Un Évangile exigeant.

Cette conception ouverte de l’identité, qu’elle soit individuelle ou collective, a pour corollaire une grande exigence portée à ce que nous mettons au centre, là où se met en marche le mouvement. Qu’est-ce qui nous – me – fait bouger ?

 

« La personne n’existe que vers autrui, elle ne se connaît que par autrui, elle ne se trouve qu’en autrui. […] On pourrait presque dire que je n’existe que dans la mesure où j’existe pour autrui et, à la limite : être, c’est aimer. »

Emmanuel Mounier, Le personnalisme

Dans l’Évangile, la définition de ce « centre » est assez claire : d’un côté l’à-venir/déjà là d’une vie riche et féconde (appelée de termes divers : vie éternelle, Royaume de Dieu, etc.) et de l’autre l’amour du prochain comme unique moyen de s’en approcher. Marc y voit une véritable ascèse : suivre le Christ, le mettre au centre, exige parfois de faire le deuil de ce qui est périphérique pour pouvoir rester fidèle à ce centre : « Si ton pied entraîne ta chute, coupe-le. Il vaut mieux que tu entres estropié dans la vie que d’être jeté avec tes deux pieds dans la géhenne » (v. 45). Voici que l’attention, qui au départ était portée sur les autres et ce qu’ils peuvent ou non m’apporter ou m’enlever, se déplace vers moi, et ce que je peux ou non apporter ou enlever aux autres.

« Ayez du sel en vous-mêmes » dit l’Évangile. Ne vous laissez pas diluer ou détourner de cette exigence. Ne succombez pas aux sirènes qui attirent seulement votre attention vers les zones frontières où se frottent les individus, pour mieux vous détourner du vide politique et spirituel qui est au centre et empêche notre société d’avancer. Soyez exigeants ; ne renoncez pas à votre propre réflexion, même si on tente de vous faire croire qu’il y a toujours quelque part un spécialiste qui peut réfléchir à votre place. Ne renoncez pas à vos idéaux et à vos convictions, qui seuls donneront la force d’avancer encore. Surtout, soyez exigeants quant à votre rapport avec les autres, « soyez en paix avec les autres ». C’est la seule limite posée à l’horizon de la foule en marche à la suite du Christ. Réfléchir sans condamner la réflexion des autres. Avoir des convictions fortes, sans pour autant verser dans un fanatisme exclusif.

Se construire avec les autres

«Ayez du sel en vous-mêmes et soyez en paix avec les autres. » Ce ne sont pas les autres qui peuvent donner un sens à ma vie. Pourtant, c’est peut-être quand je les rencontre, quand ils me permettent de toucher du doigt mes limites, qu’il m’est donné de me recentrer sur ce qui peut faire bouger ma vie. La paix n’est pas une attente tranquille ni une option facultative. Elle est un combat que l’on mène avec soi-même au quotidien. Avoir une identité forte, ce n’est ni avoir peur des autres, ni essayer de les effrayer. C’est se construire avec eux. feuille

Anne Faisandier

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