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Jiri Kroha : Vision architecturale |
En me proposant ce thème-là de réflexion, on ma incité, peut-être sans sen rendre compte, à me prendre moi-même à rebrousse-poil, et jen suis très reconnaissant. Dans mon livre sur larchitecture des temples protestants 2, je suis parti de lidée que larchitecture de ces édifices a par elle-même beaucoup à nous dire, indépendamment de tout ce que les théologiens peuvent affirmer quant aux critères ou consignes quelle devrait respecter. Jai effectivement beaucoup appris théologiquement de la fréquentation de ces ensembles architecturaux. Mais, rétrospectivement, je dois reconnaître que je nai pu éviter de souscrire à ma manière à la célèbre formule selon laquelle « die Liturgie ist die Bauherrin der Kirche » la liturgie est le maître de louvrage : cest elle qui dicte le programme dun temple ou dune église à construire.
Même remarque à propos des images : leur fréquentation oblige fort heureusement à rompre délibérément avec le simplisme qui découle trop souvent de la remarque selon laquelle la religion biblique serait une religion de louïe et non de la vue un simplisme que je rencontre dans des traités de théologie aussi bien que dans des prédications ; néanmoins vient toujours le moment où, entre beaucoup dimages possibles, il faut bien choisir, et le cheminement va alors bel et bien de la théologie aux images, et non des images à la théologie.
Dans les deux cas, architecture et images (dessin, peinture, photo, sculpture), nous avons affaire à des formes dart subsistant indépendamment du moment où des amateurs dart en prennent connaissance. Cela ne signifie pas que ce moment soit sans importance. Mais, abstraction faite de performances comme celles dun Beuys, larchitecture, la peinture ou la sculpture ne sont justement pas des arts « de la performance », comme le sont la musique, la danse ou le théâtre. Or, au gré de mes itinérances dans les différents domaines de lart, mais aussi dans celui de lhomilétique et de la liturgique 3, jai bien dû finir par me rendre compte que mon intérêt pour larchitecture (ou pour la peinture) est articulé à mon intérêt, voire à ma passion, pour les arts de la performance, et lui est donc pour ainsi dire subordonné.
Dans mon esprit, mais sans que jen sois toujours suffisamment conscient, il allait presque de soi que, en dépit des difficultés de lopération, je cherche à aborder la théologie (ou la religion, ou le christianisme) à partir du théâtre ou, plus sommairement, à partir de la musique 4. Car à mes yeux, le christianisme est par excellence une religion de la performance, ou devrait lêtre, et ces arts de la performance sont susceptibles de nous apprendre beaucoup sur lui. Mais est-il possible, nécessaire, opportun, demprunter la même démarche à propos de larchitecture ? Que puis-je bien apprendre théologiquement dune forme dart comme larchitecture que sa permanence et son statisme empêchent presque par définition dêtre un art de la performance ? Considérée sous cet angle, larchitecture naurait en effet de raison de nous intéresser que par ricochet, quand par exemple elle sert à abriter les performances dautres formes dart qui, comme la musique, la danse ou le théâtre, nexistent réellement quau moment où elles ont lieu, tandis quun édifice construit existe même indépendamment de lusage quon en fait.
Je viens de mettre dans le même panier, parce quon peut les qualifier de « statiques », larchitecture dune part, la peinture et la sculpture dautre part. Mais cest aller trop vite en besogne. Larchitecture me semble en effet dénoter quelque chose de spécifique quon ne retrouve pas dans les autres formes dart. Ce sont des recherches sur la manière dont Paul Tillich parle des différentes formes dart qui mont conduit à men rendre compte. Dans ses ouvrages, Tillich ne soccupe quasiment que de peinture et darchitecture. Mais il nen parle pas de la même manière, pour la simple et bonne raison quil ne le peut pas.
En peinture, Tillich donne la préférence à lexpressionnisme allemand, ou à une uvre comme le Guernica de Picasso, dans la mesure où cette forme-là de peinture correspond à ce sur quoi il entend insister théologiquement, à savoir les fissures et les absurdités de lexistence. Une brève citation du Courage dêtre suffit à restituer la tonalité de sa pensée sur ce point : « La combinaison de lexpérience de labsurde et du courage dêtre soi donne la clé de lévolution des arts plastiques depuis le tournant du siècle. Dans lexpressionnisme et le surréalisme, les structures apparentes de la réalité sont disloquées. [ ] Les structures organiques de la vie sont découpées en morceaux pour être ensuite recomposées arbitrairement [ ] : les membres se trouvent dispersés et les couleurs, séparées de leur support naturel 5. » Aux yeux de Tillich, donc, une uvre dart digne de ce nom ne peut aujourdhui se permettre dêtre apaisante ou reposante ; elle se doit de perturber ceux qui la contemplent, en dautres termes dagir sur eux à légal dune performance.
Fait significatif, Tillich ne peut justement pas tenir le même discours à propos de larchitecture. Dans lintroduction à un livre des Américains Albert Christ Janer et Mary Mix Foley sur Larchitecture religieuse moderne 6, il déplore vivement que « les dirigeants ecclésiastiques protestants ne se rendent pas compte de la force expressive des styles artistiques » et « ne perçoivent pas limpact du passé catholique-romain dans le contraste entre le symbolisme de lédifice et le symbolisme de ce qui a lieu lors dun culte protestant 7. » Et pourtant, selon lui, « une architecture authentiquement protestante est aujourdhui possible, peut-être pour la première fois dans notre histoire 8 ». Seulement il nen voit pas dexemples dignes dêtre signalés. Il se contente dun souhait qui a toutes les apparences dun vu pieux : « La seule solution réside dans linspiration créatrice de larchitecte quand il tient compte des demandes objectives propres à une situation particulière et est animé du désir dexprimer quelque chose dimportant 9. »
Or Tillich, on le sait, considère comme « important » ce qui est en relation étroite avec « notre préoccupation ultime de la Réalité ultime 10. » Seulement voilà : comment exprimer cette préoccupation-là dans des formes architecturales ? Faute dêtre lui-même architecte, Tillich doit se contenter de quelques remarques sur les vitraux, sur la lumière ou sur la prétendue vacuité des espaces cultuels protestants. Comment en effet éviterait-il de se contredire sil tenait sur larchitecture des propos identiques à ceux quil tient sur la peinture ? On voit mal comment il pourrait rendre compte du caractère ultime de ce qui est infini en se référant à la finitude dun édifice et à tout ce qui, en lui, doit répondre à des critères dhabitabilité.
Cest ce dont Adolf Loos, un grand architecte allemand contemporain de Tillich, était profondément persuadé : « Luvre dart veut arracher les hommes à leur confort. La maison doit servir au confort. Luvre dart est révolutionnaire, la maison est conservatrice 11. » Loos, ici, se fait de toute évidence une conception de luvre dart fort proche de celle de Tillich. Mais il parle trop modestement de son propre travail : dans sa discipline, lui aussi est un artiste, et telle quil la pratique, larchitecture, malgré ce quil en dit, est indubitablement un art. Mais si elle lest, cela signifie alors que, très différentes lune de lautre, peinture et architecture demandent à être appréciées en fonction de critères différents eux aussi. Il y a, il est vrai, des architectures tourmentées ; mais ce ne sont pas toujours les meilleures. Larchitecture est à cet égard au premier chef un art jouant sur ce qui est stable, abritant, rassurant des qualités qui peuvent se retrouver dans dautres formes dart, mais qui nen constituent pas avec autant de nécessité lune des caractéristiques majeures.
Pourquoi, en effet, les hommes construisent-ils, ou plus exactement, pourquoi les premiers hommes ont-ils construit ? La réponse semble simposer : pour sabriter des intempéries et se préserver dautres dangers encore, et non pour sy exposer. Quelle que soit la culture ou la religion, il semble bien que les temples eux-mêmes assurent en général cette fonction préservatrice, que ce soit sous un angle défensif, comme dans le cas des églises fortifiées du haut Moyen Âge, ou pour se préserver autant que faire se peut des incursions du divin dans le train-train quotidien en délimitant par la construction dun temple lespace réservé à la divinité. Mais gardons-nous de succomber à un point de vue trop terre-à-terre.
Dans un essai très suggestif intitulé Adams House in Paradise 12, Joseph Rykwert montre que, au travers des siècles, mais essentiellement dès le XVIIIe, on a cherché à répondre à ces deux questions : comment la première maison de lhomme était-elle, et à quel but répondait-elle ? Les uns partent de lidée que cette première construction devait bel et bien répondre à des fins strictement utilitaires ; les autres pensent au contraire que le premier homme, par cette entreprise constructive, répondait à des motivations essentiellement symboliques.
La réponse à des questions de cet ordre sera toujours conjecturale. En fait, il semble bien que, construisant des maisons pour y habiter, les hommes ont dès les origines répondu à des motivations à la fois symboliques et utilitaires. Ces deux aspects des premières entreprises architecturales de lhumanité sont indissociables, aujourdhui comme hier. Lhabitat construit, même lorsquil est seulement une tente de nomades, fait intimement partie de la manière humaine dêtre au monde. Cest en construisant des maisons, même très sommaires, que les humains accèdent à la possibilité de prendre concrètement conscience du monde qui les entoure. La limitation construite de lespace est par excellence un moyen de se situer dans linfini spatial dont on est entouré. Cest aussi une manière de dire qui lon est, de se situer par rapport à autrui, daffirmer, de protéger ou de travestir son identité.
Larchitecture, en dautres termes, aide à vivre et elle aide à dire. Voilà déjà qui nous rapproche beaucoup de la théologie, pas toujours de ce quelle est, mais de ce quelle devrait être. Dans le meilleur des cas, il faudrait quelle soit habitable, non seulement pour les théologiens, mais pour monsieur-et-madame-tout-le-monde, et que ces premiers intéressés puissent sy reconnaître, quelle les aide à se situer dans le monde, par rapport aux autres, par rapport à eux-mêmes et par rapport à ce à quoi nous renvoie le mot Dieu. Et pourquoi ne pas imaginer que les premiers humains ont échafaudé leurs premiers éléments de théologie, ou en tout cas de religion, dans le même mouvement où ils édifiaient leurs premiers abris, leurs premières maisons, leurs premiers sanctuaires ? Et pourquoi, alors, ne pas aller jusquà postuler que théologie et architecture sont peut-être allées de pair dès les origines ?
Si cétait le cas, cela impliquerait quelles se constituent selon des modes identiques, quil y a une parenté entre lédification dune maison et celle dune théologie. Mais si cette parenté existe, est-elle souhaitable et faut-il toujours la reconduire ? Dans mon opuscule sur la musique (Labor et Fides), je me suis empressé de tirer parti dune remarque de Schleiermacher (théologien protestant allemand mort en 1834) qui regrettait de voir la théologie adopter des démarches relevant de la géométrie ou de larchitecture plutôt que de la musique et de ses polyphonies. Jen suis maintenant à me dire que le problème ne doit pas être posé en termes dalternative, mais de complémentarité, et je me contente de le formuler ainsi : il faudrait que la théologie soit suffisamment bien construite pour que ses polyphonies puissent sy faire entendre sans être ni étouffées ni victimes déchos pervers.
Hassan Fathy : Villa Stoppelaere,
Louksor, Égypte. DR |
Venons-en maintenant à une particularité de larchitecture qui, dans notre contexte, fait justement sa singularité : elle est un art obligé dinclure dans son projet toutes sortes de choses qui nont rien de spécifiquement artistique. Le peintre, il est vrai, doit lui aussi tenir compte des limites que lui imposent les moyens techniques auxquels il recourt, voire des contraintes que peuvent représenter pour lui les attentes de ses mandants ; les peintres qui, jadis, recevaient commande dun retable pour une église, dun tableau en pied pour les salons du prince ou du portrait densemble dune corporation ont bien dû se soumettre aux exigences du genre ; mais cela ne les a pas empêchés, le cas échéant, davoir du génie. Même remarque pour la musique : un compositeur doit tenir compte de la tessiture des chanteurs, des possibilités techniques des différents instruments, des conditions dans lesquelles une uvre pourra être exécutée. Idem encore avec le théâtre, où les problèmes de financement ont un caractère endémique et lancinant.
Avec larchitecture, cet état de fait prend des proportions que ne connaît aucune autre forme dart, dans la mesure précisément où un édifice, quel quil soit, est toujours tributaire dexigences techniques plus ou moins contraignantes et qui ne permettent pas de faire nimporte quoi : son architecte doit faire droit à des normes dutilisation et de sécurité, à des règlements durbanisme et de construction qui, à première vue, sont autant dentraves à sa libre imagination.
Giavanni Antonio Dosio : La
Panthéon de Rome. DR |
Nallons toutefois pas mettre toutes les difficultés de réalisation sur le dos des réglementations : bien avant quelles existent sous la forme que nous leur connaissons et avant même quil y ait des architectes au sens actuel de ce mot, une réussite architecturale a toujours été le résultat dun bon équilibre entre tous les éléments qui entrent en composition.
Il y a quelques mois, à Lausanne, a eu lieu une exposition de maquettes de belles maisons rurales traditionnelles du Pays de Vaud. Une bonne partie dentre elles semblent avoir été construites sans le concours dun architecte, mais avec le savoir-faire des artisans de lendroit. Cest étonnant de voir comme la beauté de ces édifices procède de la judicieuse répartition des différentes fonctions quils devaient assumer, en tenant compte de la pente du terrain, de son emplacement par rapport à lexploitation agricole, de lorientation par rapport au soleil, de la nécessité de bien se protéger des intempéries, des facilités daccès aussi bien pour les humains que pour le bétail ou pour les chars daffouragement, sans oublier les sanitaires, lapprovisionnement en eau et même la décoration.
Dautres édifices appellent une énumération toute semblable, par exemple dans le cas dun théâtre ou dune salle de concert. Il faut quils soient bien situés dans le tissu urbain, que leur façade ait une prestance de nature à bien annoncer la nature du bâtiment, que les facilités daccès, voire de parcage des voitures, soient bien conçues, à quoi sajoutent : les problèmes de circulation interne et dévacuation en cas de sinistre, léclairage, lacoustique, les couleurs, le choix et la disposition des sièges, la scène et ses fonctions annexes, les loges, les ateliers et magasins de costumes et de décors, les locaux administratifs, les problèmes de chauffage et daération, sans oublier les problèmes dentretien et damortissement.
De tout cela, on ne peut évidemment juger ni sur plans, ni sur la foi de reportages photographiques : il faut aller et venir dans ces édifices, les jauger au plaisir ou aux inconvénients quon en ressent, tester leur efficacité, apprécier à lusage leur implantation dans le paysage. Les plus beaux discours, les plus belles explications ne pallieront jamais leurs défauts. Par exemple, à Lyon, on fait grand cas de la verrière semi-cylindrique dont Jean Nouvel, un des grands architectes du moment, a surmonté le bâtiment de lopéra ; mais allez demander ce quils en pensent aux employés qui doivent travailler sous cette verrière en été : pour eux, cest une catastrophe. Nen déplaise aux esthètes qui louent cette intervention sur une ancienne structure, ce sont ces employés qui ont raison.
Larchitecture, donc, nous apprend le poids, la nécessité, lutilité et même la beauté des contingences. Il ne suffit pas de dessiner une belle façade derrière laquelle on organise tant bien que mal lespace à disposition, comme on le faisait dans les débuts de lEcole des Beaux-Arts, sans tenir compte, par exemple, des inconvénients qui pouvaient en résulter pour le personnel de service. Il faut tenir compte de tout, jusque dans les détails de finition. Bel exemple pour les théologiens. Eux aussi sont tributaires de nombreuses contingences : celles du langage, mais aussi des capacités de compréhension des auditoires auxquels ils sadressent, des moyens de diffusion de leur pensée, des conditions matérielles, voire familiales dans lesquelles ils travaillent, etc. La théologie, nen déplaise à ceux qui voudraient en faire une science divine, est contingente, humaine, terrestre, limitée dans ses moyens dexpression, tributaire de beaucoup de petitesses humaines ; mais cest peut-être aussi ce qui fait son intérêt et, pourquoi pas, sa beauté.
Jai fortement insisté sur le fait que larchitecture nest pas à proprement parler un art de la performance. Il nen reste pas moins que, au moment où je visite une ville, un monument, un palais, un musée, une maison particulière, quelque chose se passe qui tient à ma présence dans ce lieu-là et aux impressions que jen ressens. Cest évidemment très subjectif, mais larchitecture ne peut pas être considérée comme un art si na pas lieu cet échange, différé il est vrai, entre larchitecte et le récepteur de son uvre que je deviens au moment où jen prends connaissance concrètement, voire physiquement.
La beauté dun édifice, ou plus exactement sa pertinence, se situe moins dans lédifice lui-même que dans la relation qui sétablit entre lui et moi, ou entre lui et toute une collectivité. Je ne puis mieux faire quévoquer à grands traits ma visite de quelques édifices ou ensembles construits, avec chaque fois une ou deux remarques que ces visites minspirent à propos de la théologie.
La visite de Prague, surtout celle de ses rues, me laisse un grand souvenir. Il est vrai que, dans le domaine de larchitecture civile, jaime le style baroque et lArt nouveau (ou Jugendstil). Jai été très sensible au fait que les édifices de différentes époques sont venus sajouter les uns aux autres sans que les nouveaux venus anéantissent leurs prédécesseurs. Et puis, ces édifices ne sont pas devenus une sorte de mausolée urbain ; on continue à y vivre, à y faire des affaires, à les adapter aux exigences de nouveaux modes de vie. La visite de Leipzig, qui a maintenant retrouvé son allant de jadis et beaucoup de pimpant, me laisse la même impression. Voilà des paradigmes dont la théologie pourrait sinspirer : on ne refait pas tout à neuf et de fond en comble, mais on ne se fixe pas non plus sur les réalisations dune époque passée.
Tout autre, limpression qui se dégage de la visite de villes ou de bourgades médiévales comme Carcassonne, Locronan, Pérouges ou Gruyères, où javoue mêtre pourtant promené avec plaisir : elles ont été purgées de toutes les excroissances que les siècles y avaient ajoutées et lon na laissé subsister que ce que lon tient pour authentiquement médiéval, dût-on, comme le faisait Viollet-le-Duc, donner à ces édifices une allure encore plus médiévale quils ne leurent jamais. Mais tout cela est finalement trop propre, trop léché, trop visiblement asservi aux exigences du tourisme contemporain. Ces cités-là ne vivent plus, elles sont exploitées à des fins étrangères à leur destination première. Si seulement il pouvait nen être jamais de même avec la théologie ! Jen suis à préférer une théologie aux ruelles un peu délabrées, avec quelques immondices peu ragoûtantes, à une théologie trop bien léchée, trop bien ordonnée et si bien aseptisée quelle finit par navoir plus de goût ni dodeur ni rien de quelque peu artistique.
Le pire, dans le genre, ce sont les villages de vacances construits de toutes pièces pour être pittoresques et répondre, pense-t-on, au besoin de dépaysement des citadins en vacances. Cest artificiel de part en part, sans lien réel avec un cadre de vie digne de ce nom. Ils naident même pas à se situer dans lexistence et par rapport au monde. Ils permettent tout au plus un moment de « divertissement », au sens pascalien de ce terme et sans même en avoir toute la profondeur. Cest de larchitecture-gadget, tout comme existe aussi, hélas, de la théologie-gadget, sans rien dartistique.
![]() Église Sant'Andrea à Mantoue par Leon Battista Alberti |
![]() Cité HLM, banlieue parisienne |
![]() Bibliothèque de la Hoffburg à Vienne |
Que dire, alors, des HLM de banlieue construites dans les années 1950-1960, en France comme ailleurs en Europe de véritables cages à lapins, qui en ont toute la laideur et même toutes les odeurs ? Cette architecture-là nest pas seulement concentrationnaire, elle est violente et méprisante. Elle expose à sa violence permanente ceux qui doivent se contenter dy avoir leur logement, et elle les méprise, parce quelle part du principe que cest assez bon pour eux. Les architectes qui consentent à concevoir de tels ensembles sèment en réalité des graines de violence, de révolte et de mépris, et le résultat de leur entreprise est plus grave, dans son ordre, que la mauvaise musique ou la mauvaise peinture dans le leur. Parce quon peut toujours se passer de mauvaise musique ou de mauvaise peinture, tandis que des gens sont bien obligés dhabiter dans ces immeubles-là, sans rien pouvoir y changer.
Je frémis à lidée que lon pourrait aussi avoir une théologie de HLM, et ce me semble être le cas quand on en vient à penser par exemple que telle ou telle forme de christianisme est bien assez bonne pour le populaire, ou même que le populaire en a besoin. Non, lui aussi a besoin dune bonne théologie, comme il a besoin dune bonne architecture qui réponde à ses besoins symboliques ou identitaires aussi bien quà ses exigences les plus prosaïques, sinon cest une théologie violente, même si elle se prétend pacifiste.
Quant à larchitecture résolument novatrice, voire futuriste, qui prévaut par exemple dans les nouveaux quartiers de Berlin, en particulier au Potsdamerplatz, avec son étonnant bâtiment Sony, elle me surprend, méblouit et souvent me séduit. Mais je ne puis éviter de me demander si elle va tenir le coup, cest-à-dire si elle ne va pas devenir très vite « altmodisch », comme on disait jadis, et si lon aura longtemps plaisir à sy rassembler. Nen sera-t-il pas delle comme de certaines théologies, par exemple celle dite « de la mort de Dieu », qui retiennent subitement lattention des milieux soucieux dêtre à la page, mais pour un temps seulement, avant de sembler terriblement datées, faute justement davoir une relation suffisamment approfondie avec les théologies qui ont fait leurs preuves dans la durée et dans lesquelles les gens persistent à se reconnaître ?
Passons à la perception des espaces intérieurs. Je visite toujours avec délectation les grandes bibliothèques baroques, quelles soient à Saint-Gall, à Prague, à Coimbra ou ailleurs encore. Ce sont des lieux de haute culture, et en même temps dune culture luxueuse. Je mextasie devant la gestion très travaillée de leur volumétrie, devant leurs boiseries, leurs fresques, leurs rayons douvrages anciens. Mais, à supposer que cela soit possible, aurais-je envie dy travailler ? Jen doute. Il en est delles comme de certaines théologies du XVIIIe siècle auxquelles il marrive de mintéresser, mais surtout pour tenter de mieux discerner doù nous venons : nous avons raison de les inclure dans nos itinéraires de visites, mais elles ne modèlent plus les espaces, les images, les senteurs dans lesquels nous avons besoin de nous mouvoir aujourdhui.
Ou bien jaime à visiter lintérieur de maisons particulières entièrement dessinées par de grands architectes, depuis le bâtiment lui-même jusquaux meubles qui sy trouvent et aux tissus qui les garnissent : par exemple lune des villas que des architectes du mouvement Jugendstil avaient construites et entièrement équipées à la Mathildenhöhe de Darmstadt, ou lune des villas de style « prairie » réalisées par Frank Lloyd Wright aux Etats-Unis. On aurait envie dy vivre, et lon se demande en même temps si lon y serait vraiment chez soi ou si, à la longue, on naurait pas le sentiment dy être comme les invités permanents dun hôte, en loccurrence larchitecte concepteur, qui, du fait même de lentière cohérence stylistique de ce quil a conçu, oblige à vivre dans son univers à lui plutôt que dans le nôtre.
Enfant des villes, jai presque toujours vécu en appartement, et jen arrive à la conclusion que le plus grand service à me rendre est de me proposer, quand jen ai besoin, un appartement aux apparences des plus neutres. Comme, dans ce cas, je ne puis rien changer aux murs, aux portes, aux fenêtres ou aux éventuelles moulures du plafond, cette neutralité seule peut me permettre dy apposer mon propre cachet architectural, avec mes tableaux, les meubles de mon choix, par exemple des meubles de famille, le tout dans la disposition qui me conviendra le mieux. Car cest bel et bien un art que de savoir mettre sa marque dans un espace locatif. Ne devrions-nous pas également laisser les gens être des artistes de leur théologie particulière quils devraient pouvoir se façonner, ou sinstaller dans le cadre dune théologie collective qui, considérée sous cet angle, devrait à son tour conserver un certain coefficient de neutralité, ou en tout cas une très large marge de li-berté ?
Le cas des théâtres ou des restaurants Art nouveau dans lesquels jaime aussi à me trouver me conduit à une réflexion toute différente, dans la mesure précisément où ce sont des lieux de vie publique ou collective. On ny passe pas toute sa vie, on ne leur demande pas de fonction identitaire, seulement symbolique. Là, japprécie lunité du style, quand lagencement des volumes, la présence des vitraux, sil y en a, la forme des meubles, le choix des tissus constituent un tout.
Lors dun bref séjour à Prague, nous sommes allés trois fois nous restaurer à la brasserie de la Maison du Peuple, par simple plaisir de nous trouver dans ce lieu où, dit-on, les artistes et les milieux intellectuel de lentre-deux-guerres aimaient se rencontrer. Dans un espace comme celui-là, si intégralement Jugendstil, on a vraiment le sentiment de se trouver quelque part. Cest aussi limpression que devrait laisser notre théologie quand elle est à usage collectif : quelle soit un lieu assez caractérisé, mais tout destiné aux rencontres, aux échanges didées, ou même à rester seul dans son coin devant une chope de bière quand on na pas envie dêtre dérangé dans sa rêverie car la théologie a aussi besoin de rêveurs impénitents se laissant emporter sur les volutes en coup de fouet quont tracées des artistes comme Alphonse Mucha.
![]() Charles R. Mackintosh : intérieur d'une villa. DR. |
![]() Dôme dela tour Sony, Berlin |
![]() Brasserie Pilzen de la Obecni Dum à Prague |
Reste à en découdre avec un contraste sur lequel Laurent Gagnebin attire volontiers lattention 13 et que Paul Tillich avait déjà signalé : le catholicisme sattache avec prédilection à des lieux, le protestantisme à des événements ou, dans les termes de Gagnebin, le catholicisme est attaché à une « géographie du salut » là où le protestantisme préfère une « histoire du salut. » Or larchitecture opère sur des espaces et des lieux, bien davantage que sur une histoire ou des événements. Serait-elle alors insidieusement catholique dans la structure profonde des démarches quelle suppose ?
Sa fréquentation et les incidences quelle peut avoir en théologie incitent bien plutôt à remettre en question cette opposition de lhistoire et de la géographie. Lêtre humain ne peut pas avoir dhistoire sil na pas un ou plusieurs lieux lui permettant de se repérer par rapport à lui-même, aux autres et à Dieu. Les espaces architecturaux, sils sont bien conçus, ne sont-ils pas justement faits pour que lhistoire, et même une histoire du salut, si lon tient à cette expression pleine de pièges, puisse sy dérouler ?
Ce qui me conduit à me demander si la théologie est aussi événementielle que nous affectons souvent de le penser, surtout du côté protestant. Même quand elle intègre la notion dévénement dans son projet, elle reste généralement aussi statique et localisée que peut lêtre luvre dun architecte. Et si nous songeons à la foi vécue, elle ne peut être événementielle de part en part ; pour tenir dans la durée, elle doit aussi se montrer spatiale, pour ne pas dire sédentaire pour une bonne part, donc localisée, attachée à certains lieux, même si elle ne les tient pas pour sacrés. Il faut seulement que ces lieux, ces espaces, ces constructions théologiques se prêtent à des performances, à des histoires en train de se passer. Pourvu qualors le théologien, dans cette tâche darchitecte, sache aussi se montrer un artiste ! Cest ce que Schleiermacher attendait de lui quand il le qualifiait de « virtuose. »
Ici, attention ! Se montrer artiste ou « virtuose » en matière darchitecture théologique, ce nest pas nécessairement donner lieu à de somptueux édifices comme ceux que les grands de ce monde aiment faire édifier en mémoriaux de leur passage sur terre. Faire de la théologie une sorte de nouveau Saint-Pétersbourg, de nouveau Palais Garnier ou de nouvelle Bibliothèque de France reviendrait à la trahir, surtout en perspective évangélique. De toute manière, les belles architectures ne sont pas nécessairement grandioses et somptueuses. Il est des édifices fort modestes, parfois inachevés faute de moyens, qui pourtant parlent fort, architecturalement parlant.
Je reste très attentif, à cet égard, à une remarque de William Hamilton, lune des célébrités, fort passagère dailleurs, de la « théologie de la mort de Dieu », dans son livre au titre trop ambitieux The New Essence of Christianity 14 : reprenant à son compte une expression populaire américaine, il constate que notre théologie nest jamais quune bâtisse dotée de huit fenêtres, mais avec seulement six contrevents pour les obturer, ce qui fait quelle est toujours traversée de courants dair.
Et si des bâtisses de cet ordre étaient
justement le type darchitecture qui convient à la théologie,
celui qui est le plus apte à la rendre convaincante ? Je laisse
la question ouverte, mais à mon sens une modeste chapelle provisoire,
faite de la transformation dune baraque de chantier, sera toujours
mieux adaptée à lexpression des valeurs évangéliques
que les splendeurs triomphalistes de Saint-Pierre de Rome ou de je ne
sais quel temple protestant dont larchitecture exprime une évidente
volonté de prestige.
![]() Villa Müller, rue Stresovicka à Pragues (18e arrt) |
![]() Maison Tzara, avenue Junot à Paris (18e arrt) |
1. Voir mon livre Théâtre et christianisme, Genève, Labor et Fides, 2002.
2. Voir Larchitecture religieuse des protestants, Genève, Labor et Fides, 1996.zz
3. Voir en particulier mon livre De vive voix. Oraliture et prédication, Genève, Labor et Fides, 1998.
4. Voir mon livre Le protestantisme
et la musique Genève, Labor et Fides, 2002.
5. Le courage dêtre, Paris, Cerf, 1999, p. 116.
6. CHRIST JANER Albert et FOLEY Mary Mix, Modern Church Architecture A Guide to the Form and Spirit of 20th Century Religious Buildings, New York/Toronto/London, McGraw-Hill, 1962.
7. On Art and Architecture, New York, Crossroad, 1989, pp. 214-215.
8. Ibid. p. 215.
9. Ibid. p. 220.
10. « Our ultimate concern for Ultimate Reality », ibid. p. 224.
11. LOOS Adolf Loos, Bruxelles, Mardaga, 1985, sans pagination.
12. RYKWERT Joseph, Adams House in Paradise, New York, MOMA, 1972
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Numéro 173 |
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