par Nadine
Manson
Avec Procès et Réalité, ouvrage de philosophie
spéculative, Whitehead a tenté d'expliquer le monde
de manière holistique. A sa suite, Charles Hartshorne, philosophe
et théologien a développé plus particulièrement
la notion de Dieu telle qu'elle était amorcée chez Whitehead.
Son uvre est ainsi à l'origine de la théologie
connue sous l'appellation de Théologie du Process. De nombreux
auteurs disciples de Hartshorne, tels John Cobb, David Griffin ou
encore Madorie H. Suchocki, ont contribué à la diffusion
de cette théologie.
Charles Hartshorne et la Philosophie a la théologie du Process.
Jusqu'à une époque récente la théologie
classique est restée en grande partie dépendante du
système aristotélicien'. Non seulement la notion de
substance, mais encore celle de causalité dirigent les différents
thèmes de la pensée européenne. A cet égard,
l'idée de la relation de cause à effet appliquée
à Dieu prive ce dernier de toute possibilité d'agir
sur le monde. Le pouvoir du Dieu aristotélicien ne peut interférer
dans le monde. En effet, à la question sur l'origine du premier
moteur du monde, Aristote répond par un moteur éternel.
C'est-à-dire dont le,commencement ne peut être déterminé
dans le temps, ce moteur, est l'acte pur : Dieu. L'univers dépend
entièrement de Dieu. De plus le Dieu d'Aristote comprend son
propre achèvement, sa propre fin. La pensée de la pensée
est la pensée divine affirme Aristote. Cette représentation
de Dieu, la pensée se pense elle-même, recroqueville
Dieu dans une indifférence totale à l'égard du
monde. Dieu immobile n'influence pas le monde. Dieu demeure - pensé
en substance - une pure forme, immobile, dont l'action n'anime pas
le monde. Ainsi la notion du pouvoir défini en terme de relation
de cause à effet détermine toute la réalité
pour le modèle classique. Charles Hartshome opère une
toute autre approche de la notion de pouvoir. A telle enseigne qu'il
est envisageable de concevoir un pouvoir partagé entre Dieu
et l'être humain ou encore d'accepter des rapports en termes
passifs et réceptifs du pouvoir divin.
1. De nouveaux présupposés.
Deux caractéristiques de la pensée de Charles Hartshome
méritent d'être relevées : d'une part l'originalité
de sa démarche et d'autre part sa conception du réel
comme structure intelligible de l'expérience.
A. Une démarche originale.
Pour Charles Hartshome, Dieu n'est pas indifférent au monde.
Dieu n'est pas - en ce sens - immuable, absorbé totalement
comme le dit Aristote dans une contemplation
spirituelle de soi-même (theoria). Dieu agit. Son action,
principalement sous forme d'impulsions suggestives, est plus ou moins
reçue par l'être humain. Celui-ci répond positivement
ou non (simple indifférence par exemple ou rejet) aux impulsions
divines. En retour, Dieu est.affecté par la nature de la réaction
ou l'absence de réaction du monde. Cela met à même
Charles Hartshorne de parler de dimension passive ou réceptive
du pouvoir divin.
En outre Charles Hartshorne avance l'idée selon laquelle
la puissance de Dieu ne serait qu'une puissance parmi d'autres, sans
toutefois la minimiser. Il existe, selon lui, une multiplicité
de pouvoirs qui s'influencent les uns les autres. Il abandonne l'idée
commune d'un ensemble de puissances dérivées de celle
initiale de Dieu. Dans la conception classique du pouvoir divin, Dieu
est détenteur de la puissance mère. De sorte que le
théisme traditionnel a pour habitude d'octroyer aux hommes,
une puissance dérivée de la puissance mère. Dans
la terminologie d'Hartshome cela revient à dire que les créatures
non divines ne seraient que des pouvoirs instrumentaux du pouvoir
initial de Dieu.. De surcroît, le théisme classique appréhende
la marche du monde comme la résultante de la volonté
de Dieu. Le déroulement des événements serait
la conséquence de leur conformité aux ordres et aux
désirs unilatéraux divins. Charles Hartshome estime
que ce mode de pensée est inadéquat. Dieu ne peut contrôler
le monde pour le rendre identique à sa volonté. De même,
Dieu ne s'identifie en rien a un grand horloger ou au Seigneur de
l'histoire voire à un deus ex machina. Tout à fait à
l'opposé de cette notion de grand directeur du monde, Charles
Hartshorne imagine un Dieu influençant inlassablement le monde.
Il faut comprendre le verbe influencer à la fois dans le sens
d'agir sur, mais aussi dans celui d'être atteint par ou d'être
affecté. Une des illustrations de cette nouvelle vision de
l'économie Monde/Dieu s'incarne dans la notion double du pouvoir
selon Hartshome. Dieu est doté d'une puissance bipolaire, à
la fois passive réceptive et active. C'est-à-dire qui
peut influencer tout autant qu'être influencée.
Les critiques d'Hartshome de la théologie classique sur la
doctrine de l'omnipotence sont particulièrement incisives et
véhémentes. Afin de mieux cerner les reproches d'Hartshome
à la doctrine classique, nous proposons d'étudier plus
avant la notion de pouvoir divin chez Charles Hartshome.
Whitehead qualifie sa démarche comme l'émergence de
la religion rationnelle. A sa suite, son disciple Charles Hartshorne
a une démarche que nous pouvons qualifier de rationaliste,
en ce sens qu'il a le souci du rationnel. Lui-même d'ailleurs
le reconnaît. Un des points communs fondamentaux des philosophes
et théologiens du Process est d'essayer de réduire au
minimum le fossé qui sépare la science de la théologie.
Ce faisant ils uvrent pour que le monde et les principes de
la physique et de la nature qui nous environnent ne soient pas exclus
d'une réflexion sur Dieu.
Non moins fermement ils réfléchissent à une
correspondance et une interdépendance inévitable entre
la théologie et le monde. En effet les théologiens du
Process ne peuvent penser Dieu sans le monde. L'un n'est pas indépendant
de l'autre. A cet égard, dans la préface de son ouvrage
God and the World, John Cobb précise l'utilisation de la conjonction
" et " entre Dieu et le monde.
" Ce n'est pas un livre sur Dieu, ni un livre sur le monde.
C'est un livre pour savoir comment Dieu est dans le monde et comment
le monde est enface de Dieu et en lui. "
Encore une confirmation dans la démarche des penseurs du
Process de l'importance que l'on veut donner à la relation
au sens fort du terme. Toute l'originalité de leur raisonnement
est exprimée dans la préface de Cobb : une théologie
entendue comme une réflexion sur Dieu, qui se couperait du
monde se couperait par là même de Dieu " révélé
en Jésus-Christ ". A l'inverse une définition du
monde coupée de toute considération, de toute foi en
Dieu ne peut être suffisante.
B. L'expérience est le réel.
Sans doute à,ce point de notre exposé est-il opportun
de préciser le principe qui 'commande l'analyse du réel
de Charles Hartshorne. Ce principe peut se résumer en une équation
très simple l'analyse du réel égale l'analyse
de l'expérience. Ce que chacun de nous ressent, vit, donc expérimente
est la réalité, et fonde la perception que l'on a. Cette
phrase que vous lisez, noir sur blanc, sur une feuille, est pour vous
une expérience. Lors de celle-ci vous prenez conscience de
la réalité. Vous appréhendez le réel :
vous lisez une phrase.
En effet pour Charles Hartshorne, la réalité est unestructure
intelligible. La raison humaine peut donc l'appréhender. L'être
humain possède la capacité de comprendre la réalité.
Son e l'ouvre à tout ce qui existe et par conséquent
fonde des idées empiriques ou métaphysiques de quelque
nature qu'elles soient. Charles Hartshorne considère que ce
que l'homme connaît le mieux est sa propre expérience
du monde. Partant de ce constat, Charles Hartshorne transpose cette
équivalence à la nature de la réalité,
en général. La démarche d'Hartshorne suppose
que ce que l'être humain connaît embrasse tout ce qui
peut être connu. Dès lors, l'expérience faite
de la réalité à chaque instant est une expérience
exhaustive à l'échelle humaine. Revenons à notre
exemple, vous lisez cette page, c'est l'expérience de votre
lecture qui vous fait réaliser votre acte de lecture, votre
Evangile et Liberté - nOl45 réel est de lire. Cet acte
de lire est le seul acte que vous appréhendez et qui vous est
connu. Telle est donc la réalité, ce que vous expérimentez.
Il y a donc une véritable relation d'équivalence entre
ce que vous percevez et ce qui est réellement.
Charles Hartshorne nuance l'équation : analyse du réel
équivaut à analyse de l'expérience. L'appréhension
humaine de la réalité n'englobe pas la totalité
de la réalité ni ne la perçoit sans parasites.
En revanche, l'expérience de Dieu ne souffre d'aucune distorsion
des choses réelles et ne perd aucune parcelle de la réalité.
Dieu dit Charles Hartshome, est " à la fois créature
et créateur dans sa toute inclusivité mais encore la
réalité dans sa globalité. "
Afin de mieux comprendre cette nouvelle donnée, prenons un
exemple concret. Nous nous inspirons directement des méthodes
utilisées par les différents auteurs du Process, qui
utilisent volontiers des histoires. Willy est un jeune garçon
âgé de seize ans qui joue un morceau pour piano à
quatre mains avec Charlotte âgée de quinze ans. Dans
les termes de la philosophie du Process, Willy et Charlotte sont des
entités actuelles [Actual entity] ou [actual occasion]. Ces
entités actuelles expérimentent le plaisir de jouer
du Schubert à quatre mains. Leur expérience même,
cette activité engendrée par le jeu - l'écoute,
la concentration, le déchiffrage - sont l'ensemble des sentiments
[feeling] provoqués par leur occupation. La somme de tous ces
sentiments ressentis individuellement par chaque entité actuelle
est le phénomène de [concrescence]. Chacun des interprètes
appréhende cette expérience de manière singulière.
Willy a peut être des difficultés parce que sa partie
est plus ardue. Charlotte peut être distraite par les erreurs
de Willy. Willy ressent alors le relâchement de Charlotte. Il
ressent les émotions de Charlotte : c'est la (prehension].
Celle-ci est constituée de ce que l'autre expérimente,
de ce que l'autre devient dans son expérience bref de ce que
l'autre ressent dans son devenir intime. L'action de récapituler
la somme de ces sensations, de toutes les assimiler est la [satisfaction].
Pour Charles Hartshome l'expérience humaine de Willy et de
Charlotte constitue une expérience du monde et de la réalité.
Willy, suppose Charles Hartshome, est le mieux placé pour sentir
son propre jeu de piano de manière fidèle et globale.
Cependant Willy ne perçoit la réalité que de
manière humaine, c'est-à-dire réduite, non exhaustive
et truffée de parasites. Seul, Dieu [all-inclusive experience]
a la qualité d'embrasser de manière inclusive la [concrescence]
de chaque entité actuelle du monde. Nous pouvons résumer
le mouvement de pensée de Charles Hartshorne de la sorte :
l'expérience humaine et la perception sont des moyens subjectifs
et limités de connaître la réalité. Cela
nous met à même de parler d'une relation d'équivalence
entre l'expérience et la réalité. L'ontologie
et la cosmologie sont donc les points de départ de la démarche
d'Hartshome.
2. Le panenthéisme et la nature de Il l'actual entity
Poursuivant dans cette même ligne où on tire toutes
les conséquences de la relationnalité, Charles Hartshorne
soulève la délicate problématique du Dieu du
théisme classique. La mauvaise interprétation de la
notion de perfection divine a conduit à une compréhension
pervertie des qualités de Dieu telles que l'indépendance,
l'immutabilité ou encore l'omnipotence.
Charles Hartshorne s'insurge contre la conception classique de l'omnipotence
divine. Il suffit de parcourir la table des matières de son
livre au titre explicite d'Omnipotence and
Other Theological Mistakes pour s'en convaincre. L'erreur originelle
est imputable, selon lui, à la philosophie grecque, source
de cette idée classique de perfection divine. " On ne
trouve ni les Evangiles, ni lAncien Testament mais la philosophie
grecque à la source décisive de l'idée classique
de perfection divine Cette idée spolie la nature même
du Dieu relationnel.
A. Le panenthéisme.
Au yeux de Charles Hartshome la notion de pouvoir divin s'est trouvée
déformée et bien mal connotée par l'idée
grecque de perfection. Aussi propose-t-il un système différent.
En effet la notion classique d'omnipotence divine souffre d'un manque
de cohérence.
La solution qui permet de sortir de cette incohérence réside,
selon Charles Hartshorne, dans la nature même du monde d'une
part, et d'autre part dans la nature de l'entité actuelle [actual
entity].
Pour qualifier la relation Monde/Dieu, Charles Hartshome préfère
utiliser le terme de pan-en-théisrne à celui de panthéisme
qu'il juge " irréligieux ". Pour la pensée
du Process, le 'panthéisme' compris comme " l'identification
entre Dieu et le monde ", ou encore dans la terminologie d'Hartshome
compris comme " la coincidence de Dieu et de la réalité
" est une notion à redéfinir. Le panenthéisme
n'est plus un simple panthéisme, ni une autre forme de théisme
mais une synthèse des deux.
Pour le théisme, nous dit John Cobb, Dieu n'est pas un "
tout impersonnel "I et 1"homme n'en n'est pas une partie.
Le panthéisme décrit un Dieu pénétrant
et présent dans le monde. Le panenthéisme est en accord
avec.les fondements premiers du théisme et du panthéisme,
ce ne sont que des considérations moindres qui les séparent.
En effet, à l'instar des principales affirmations du théisme
et du panthéisme, le panenthéisme a pour souci fondamental
la reconnaissance de l'intégrité personnelle de Dieu
et de l'homme.
Cependant afin de mieux discerner les petites différences,
celles que Cobb qualifie de secondaires, il est opportun d'entrer
à nouveau dans la terminologie du Process. Le panthéisme
est cette doctrine métaphysique selon laquelle Dieu est l'unité
du monde, ou encore Dieu est la somme de tout ce qui existe. Le système
métaphysique décrit par le Process s'écarte quelque
peu de ce 'tout est Dieu'.
Le postulat de départ est que Dieu est le tout inclusif [all-inclusive],
ce que nous développerons plus avant dans les pages suivantes.
En ce sens, nous dit Cobb, nous faisons partie de Dieu. Cependant
nous ne sommes pas que des parcelles d'un Tout qui serait Dieu, et
Dieu n'est pas seulement la somme totale de toutes les parcelles.
Dieu et les créatures ont une action et une influence les
uns sur les autres de par leur nature d'entité actuelle [actual
entity] distincte et singulière. Dieu est à cet égard
la seule [entity englobante de son point de vue omnispatial [omnispatial
standpoint] de toutes les entités. C'est dans ce sens que "
Dieu est partout mais n'est pas tout
Ainsi deviennent claires les phrases a priori simples mais chargées
de conséquence de Cobb
« Le monde n'existe pas en dehors de Dieu ou séparément
de Dieu, mais le monde n est pas non plus Dieu ou une simple
partie de Dieu. La détermination du monde est influencée
par Dieu mais pas décidée par lui. »
Le panenthéisme est une réponse rationnelle aux incohérences
relevées par le Process à propos de la nature de la
puissance divine.
B. La nature de Iactual entity .
Cela nous met à même d'aborder le second point soulevé,
la nature de l'entité actuelle [actual entity] c'est-à-dire
de cet acte de création qui se fait à chaque instant.
A cet égard, il est important pour saisir la nature d'une entité,
de comprendre le sens des notions suivantes : [self-determination]
et [other-determination].
En effet, cette nature implique une puissance d'action qui possède
une capacité de création pour soi [self determination],et
pour les autres [other-determination]. Conçue de cette manière,
le pouvoir comporte la capacité d'influencer tout autant que
celle d'être influencé, c'est-à-dire d'être
vulnérable que ce soit envers Dieu ou envers la créature.
On a ici une des caractéristiques de la pensée du Process.
De concert avec la tradition, elle décrit un Dieu dont la puissance
est la plus parfaite possible. Néanmoins, la définition
et la compréhension de ces concepts ne s'inscrivent pas dans
le cadre de la primauté de la substance; on le pense en terme
de relation. Cela permet d'essayer de trouver une définition
de Dieu qu'Hartshome qualifie de religieuse". Il entend par là
une définition religieuse de la perfection de Dieu que nous
développerons ultérieurement.
Charles Hartshorne légitime sa démarche originale
et ses nouvelles propositions, en constatant l'échec de la
définition traditionnelle de l'omnipotence divine. " En
guise de conclusion, je tiens à remarquer que si par 'tout-puissant',
nous entendons que Dieu possède la plus haute forme concevable
de pouvoir et que ce pouvoir s'étend sur toutes choses - non
pas comme pour nous, un pouvoir confiné à un recoin
du cosmos - et si cela est la signification que lon peut donner
au mot 'omnipotent', alors oui, Dieu est omnipotent. Cependant le
terme a été terriblement mal défini et a détourné
de nombreux penseurs de manière si catastrophique, que je suis
plutôt enclin à dire qu'il vaudrait mieux abandonner
le mot. Dieu possède du pouvoir par excellence en qualité
et en perspective, mais en aucune manière un pouvoir inférieur
à quelque sorte de pouvoir concevable. Dans le pouvoir comme
pour tous les autres attributs, Dieu est placé au-delà
de toute critique légitime et de toute imputation de faute.
Je crois dans ce pouvoir là. En revanche ce n'est pas être
puissant que davoir des créatures complètement
soumises ou 'totalement contrôlées'. Parce que ce serait
un non sens. "
L'argumentation démontre qu'il est nécessaire de redéfinir
le sens du mot omnipotence en le vidant de ses présupposés
erronés. Dans la logique de son attitude rationnelle, il tente
de redonner sens à un mot qui n'en avait plus dans un monde
conçu et qualifié d'effectif [actual].
3. Les caractéristiques du pouvoir divin selon Charles Hartshorne.
Il existe deux grandes articulations originales dans la conception
du pouvoir de Dieu chez Charles Hartshome; la notion d'un pouvoir
bipolaire c'est-à-dire actif et passif d'une part, et d'autre
part son critère religieux spécifique à la notion
de puissance divine.
A. Un pouvoir actif et passif.
Charles Hartshome n'est pas en accord avec certaines des conséquences
produites par la notion de perfection divine. A cet égard l'utilisation
des termes témoigne de l'amalgame opéré. La compréhension
du pouvoir de Dieu est viciée par les significations sous-jacentes
de mots tels qu'immutabilité et indépendance. Charles
Hartshorne met en doute la filiation directe et naturelle entre la
perfection et toutes les notions qualitatives attribuées à
Dieu telles que tout-puissant, et omniscient. De sorte qu'il réexamine
le contenu de ces qualités pour démontrer que la perfection
n'engendre pas forcément l'inaltérable.
Une première erreur est donc d'affirmer que Dieu est absolument
parfait, si on comprend par là que Dieu serait inaltérable,
qu'il ne serait pas susceptible de changement, qu'il serait constant.
La perfection ainsi comprise exclut la mutabilité et l'altérabilité.
Or, pour Charles Hartshorne la perfection bien comprise n'exclut pas
changements et mutations. Dire d'une [actual entity] ou de Dieu qu'il
est parfait n'entraîne pas l'absence totale de mouvement chez
cet être. Charles Hartshorne prend l'exemple d'un homme qui
avait qualifié son épouse de « femme parfaite
». L'homme en affirmant cela n'ôtait cependant pas la
possibilité à sa femme de connaître des variations,
des changements. Il en va de même dans la Bible où le
mot perfection, qui caractérise Dieu, n'exclut pas le changement.
Les passages bibliques qui parlent d'un Dieu inéluctable sont
assez ambigus pour ne pas fermer la porte à d'éventuelles
possibilités d'altérations.
. Non moins fermement, la notion d'indépendance absolue de
Dieu tout comme son inaltérabilité ne trouve pas d'appui
dans l'expérience. Charles Hartshorne note que l'homme n'admire
pas ceux qui font preuve d'indifférence aux sentiments des
autres, pourquoi admirerait-il cette indifférence en Dieu ?
" Quel est l'idéal du tyran ? Ne consiste-t-il pas en
ce que le tyran dépende le moins possible (et dans l'idéal,
pas du tout) de la volonté et de la destinée des autres,
alors que les autres dépendraient tous de la volonté
du tyran ? Cette indépendance univoque, dans sa forme idéale
de complétude ou d'absolu, a été élevée
au rang du plus grand triomphe de la déité ! ".
Sans doute, au niveau éthique, l'indépendance peut
elle être digne de louange, cependant lorsqu'il est question
du bien être de l'autre, la plus admirable reste la dépendance.
De plus la notion de perfection divine entraîne celle de décision
unilatérale, alors que Dieu est amour, ce qui suppose une relation
interpersonnelle. On doit associer le divin avec le relatif, non avec
l'absolu.
Le pouvoir divin reste le plus puissant que l'on puisse imaginer.
Cependant il ne faut pas tomber dans cet excès qui en fait
le pouvoir par excellence dans les faits. La tradition théologique
voit dans le pouvoir de Dieu un pouvoir actif qui déterminé
de manière causale toutes choses. Cette vision réduit
au rapport tyran/sujet les relations entre Dieu et le monde Charles
Hartshorne impute cette erreur à l'excessive concentration
du rôle de détermination du pouvoir divin.
La démarche de Charles Hartshorne est donc de redéfinir
ces termes. Leur signification doctrinale actuelle ne provoque ni
respect, ni admiration, ni amour.
B. Un critère religieux du pouvoir All Worshipful One
Charles Hartshome adopte une doctrine nouvelle de Dieu. Les attributs
classiques et leur contenu sont bouleversés. La notion de pouvoir
divin est sujette à de nombreuses réformes. Charles
Hartshorne évite de commencer avec les définitions traditionnelles
de la perfection divine. Il propose un critère religieux nouveau,
celui de la dignité à être voué au culte.
[All Worshipful One].
"Dieu est parfait au sens religieux du terme signifie qu'il
peut être adoré [worshipped] sans absurdité par
chaque individu . Evangile et Liberté - no 145
quelle que soit sa spiritualité. Mais. qu "est-ce qui
est adorable ? Ceci a été défini de manière
précise. Adorer [to worshiped ] X cest aimer X de tout
son coeur, de toute sa pensée, de toute son âme et de
toute sa force. La perfection est le caractère qu'X doit posséder
pour que tout ce qui vient d'être dit prenne sens. Le génie
de Tillich a été de percevoir le premier que cette formule
est potentiellement la plus claire définition en littérature
religieuse du mot Dieu. "
Le caractère de perfection au sens religieux du terme s'apparente
donc. avec la qualité de dignité ou non à être
louée dans un culte. Ce principe d'Hartshorne conduit dès
lors à expliquer tout autrement la notion de pouvoir de Dieu.
Dieu est puissant s'il est digne d'un culte. Dieu n'a plus rien de
commun avec la divinité traditionnelle immuable et indépendante.
Pour être digne de culte, Dieu doit susciter amour, respect
et admiration. Pour Charles Hartshorne, le Dieu classique ne possède
pas ce caractère religieux de perfection.
. En outre la dualité tyran/sujet instaurée par la
tradition théologique n'est en aucune manière déductible
du [All Worshipful One]. Au contraire elle limite dangereusement le
pouvoir. On n'a jamais commis pire erreur sur la notion d'omnipotence.
Charles Hartshorne la taxe de blasphème inconscient .
a. Dieu l'Insurpassable Il all-surpassing ".
Hartshorne indique deux autres attributs du [all Worshipful One]
qui ont une portée considérable. Dieu est [allsurpassing]
et [all-inclusive] I. [All-surpassing] le tout incomparable, pourrions-nous
traduire, pour accentuer l'idée de son insurpassabilité,
aucun être ne peut le surpasser. " Dieu est à la
fois simultanément éternel et temporel de manière
insurpassable [all-surpassing]; seul Dieu a une individualité
éternelle c'est-à-dire non-née et immortelle,
et seul Dieu a senti [enjoyed] le passé absolu et sentira tout
le futur.
Dieu est au-delà de toute compétition et de toute
concurrence. On pense Dieu avec des critères de valeurs humains,
ceux-là mêmes qui servent de référence
au monde. Ces critères peuvent être de deux types; d'une
part des critères à l'apogée de leur signification
qui trouvent alors leur incarnation dans l'être de Dieu, et
d'autre part des critères en devenir susceptibles de croître.
Les valeurs sujettes au maximum absolu sont la sagesse, la bonté
et tout ce qui est entendu par infaillibilité, justesse ou
sainteté de Dieu. Comme nous l'avons dit, elles sont présentes
en Dieu dans leur maximum absolu
Les autres, pour exemple, la satisfaction divine [divine enjoyment]
sont susceptibles de croître. Pour Charles Hartshorne, les valeurs
esthétiques sont affectées par les stimuli externes.
Tout, dit-il, peut faire accroître la satisfaction divine. En
effet, la joie de Dieu croîtra si les réponses humaines
à ses impulsions sont plus positives. Dans un système
où Dieu connaît sans aucun manque ce qu'est le monde
et comment le monde peut répondre, dans un système où
Dieu est pleinement au courant des valeurs potentielles et réelles
[actual ], la variation d'un seul paramètre de ce monde ne
peut laisser Dieu indifférent". Ainsi la satisfaction
de Dieu augmenterait si par exemple les réponses du monde correspondaient
plus au projet initial de Dieu [initial aim]. Cette dernière
catégorie constitue les critères de valeurs qui contrairement
à ceux qui ont atteint leur " maximum absolu " dans
l'être de Dieu peuvent encore augmenter dans leur signification.
C'est pourquoi la perfection divine ne, doit pas être conçue
de manière statique et immuable mais plutôt de manière
dynamique.
b. Dieu Tout Inclusif Il all-inclusive
La toute inclusivité [all-inclusive] divine est une autre
conséquence de la notion chère à Hartshome de
Dieu [All Worshipful One]. Ce terme signifie que l'être divin
de Dieu inclut en lui-même toutes valeurs positives. Il résulte
du principe de la transcendance duelle. Pour Charles Hartshome, fidèle
à la pensée de Whitehead, toute idée métaphysique
connaît deux pôles. Ces deux pôles sont inséparables
et s'appellent l'un l'autre. C'est la conception dite bipolaire de
la réalité. La tradition théologique, cependant,
ne tient compte que d'un seul pôle lorsqu'elle définit
le terme perfection. En effet, considérer le mot perfection
uniquement dans le sens classique, revient à nier l'existence
du second pôle. Charles Hartshome englobe les deux pôles
dans leur opposition et leur contraste métaphysique. Ainsi
la perfection entraîne l'immutabilité et la mutabilité,
lindépendance et la dépendance, le pouvoir actif
et le pouvoir passif. Dieu [allinclusive] possède à
la fois un pouvoir actif - celui d'influencer les autres -, et un
pouvoir passif - celui d'être affecté par les autres.
Dans le langage d'Hartshome, Dieu a la capacité de l'[auto-determination]
(ou [auto-creation]) - action sur lui-même - et [other-determination]
([other-creation]) - action sur les autres. Lorsqu'il est question
de Dieu, Charles Hartshome dit que Dieu peut s'influencer lui-même
c'est-à-dire ni plus moins que Dieu est doté comme toutes
les créatures du pouvoir de décider par lui-même
de ses actes. Cependant Dieu reste la seule entité actuelle
à pouvoir se surpasser elle-même, aucune entité
autre que Dieu ne peut y prétendre. En effet, il est pertinent
ici de faire intervenir deux autres pôles métaphysiques
de Dieu, le pôle abstrait et le pôle concret. Cequi nous
intéresse plus en l'espèce est la conception bipolaire
exprimée comme suit, le pôle absolu et le pôle
relatif. Comme Charles Hartshome essaie de " l'expliquer depuis
des années, ( ... ) la perfection a deux aspects, un aspect
absolu, A, qui ne peut être en aucune manière surpassable,
et un aspect transcendantal relatif ou de la transcendante relativité,
R, que seule la perfection elle-même peut surpasser. Ou mieux
encore et de manière positive; en tant que A, Dieu surpasse
toutes choses excepté lui-même; en tant que R, il surpasse
toutes choses lui inclus. La signification religieuse de perfection
appelle ces deux aspects en même temps. " Et ajoute Charles
Hartshorne " C'est une étrange notion que de cesser de
louer [worshipl Dieu parce qu'il est susceptible de se surpasser lui-même.
Il y a donc une interdépendance des choses entre elles. La
pensée du Process repose sur l'idée principale de relation.
La relationnalité de toutes choses structure sa vision du monde.
Elle opte pour l'idée du pouvoir en relation à la place
d'un monopole du pouvoir de Dieu, d'un pouvoir de persuasion plutôt
que d'un pouvoir coercitif de Dieu.
Il est alors possible d'affirmer qu'il existe une hiérarchie
des catégories. Non plus une hiérarchie de supériorité
en qualité, mais une hiérarchie de supériorité
en quantité. Cette conception des qualités et des attributs
de Dieu trouve son incamation dans la théorie d'Hartshorne
du principe d'éminence et avec la définition du terme
[surrelative].
C. Le principe d'éminence.
En définissant autrement la perfection, Charles Hartshorne
transforme également la signification du terme pouvoir divin.
En effet, la perfection ne se situe plus au-même niveau métaphysique.
Ce n'est pas tant la supériorité en quantité
qui entre en jeu que la supériorité en nature. Dieu
est de nature plus parfaite, de nature plus insurpassable que la créature.
Ce qui ne veut pas dire que Dieu est 1"unique à posséder
ce caractère de puissance. Ce qui n'entraîne pas une
absence totale de pouvoir pour les hommes, créatures non divines.
Mais ce qui octroie à Dieu un caractère relatif. Ce
qui se passe dans la création constitue les vertus de Dieu
telles la joie, la vie et l'amour. Ces mêmes vertus sont partagées
avec la création avec la nature et les créatures non
divines, les hommes. Dieu est le seul qui possède ces vertus
de manière unique et éminente.
D. La notion de surrelativité.
La majesté de Dieu s'exprime dans cette relation suprême,
éminente. Charles Hartshorne la qualifie de [surrelativel.
Dieu est relatif, c'est-à-dire en relation avec le monde mais
de manière éminemment supérieure. Ainsi la créature
peut-elle aimer, les hommes sont capables d'aimer. Néanmoins
l'amour dont il sera question n'atteindra pas la qualité totale
et absolue de l'amour de Dieu. La créature est dotée
de la puissance d'aimer, certes, mais seul Dieu est amour. Nous avons
bien ici une supériorité qui ne s'incarne que dans.la
qualité de l'amour et non pas dans la quantité. C'est
en cela que Charles Hartshome parle de la surrelativité de
Dieu. Dieu ne souffre aucune comparaison de qualité, son amour
est au-delà de tout, son amour est à la fois [allinclusive]
et [all-surpassing]. Rien n'est plus grand - en qualité - que
lamour divin.
De même Dieu a de la puissance. Il la détient avec
une supériorité qualitative et non plus quantitative.
La création, les créatures non divines sont également
pourvues de puissance mais de manière moins éminente.
En effet " le pouvoir de Dieu est simplement cet appel à
un amour insurpassable. (...) Le pouvoir de Dieu réside dans
le culte qu'il inspire ".
C'est pourquoi Dieu est le seul à posséder les vertus
du monde de manière surrelative. Dieu possède le pouvoir
dans sa forme insurpassable mais non pas dans sa forme monopolisante.
L'amour de Dieu est une catégorie de nature incomparable, la
puissance de Dieu est une vertu de qualité inégalable,
et insurpassable. Cependant, la relation entraîne le partage.
Dieu et les créatures ont du pouvoir. La perfection de la puissance
de Dieu ne se manifeste pas dans sa monopolisation, mais dans sa relation,
relation où Dieu est éminent ou encore surrelatif. En
quelque sorte Dieu Eminent est la plus haute forme possible de puissance
d'amour. D'où ce principe d'Hartshome appelé principe
d'éminence. .
Nadine Manson
Extrait du mémoire de maîtrise de 1995 "Une esquisse
ontologique du Process d'après Hartshome" de Nadine Manson.
Dans ce cahier, nous ne donnons pas les notes, références
aux ouvrages cités. Nous sommes reconnaissants à cette
jeune théologienne qui a fait une partie de ses études
aux USA, de nous permettre de publier quelques chapitres seulement
de son importante étude.
CAHIER EVANGILE ET LIBERTE N°208 JUIN 2001