Archives
De la vérité en éthique
Progrès technique et pluralisme éthique,
par Céline Ehrwein
Remarques préliminaires
Jai été
invitée à mexprimer dans ce colloque en tant
quéthicienne protestante. Cette appellation peut sembler
un peu prétentieuse au premier abord : «Voilà
quelquun qui vient nous faire la morale, qui vient nous dire
comment il faut agir. Bref, voilà quelquun qui prétend
nous révéler la "grande vérité
éthique"». Je voudrais préciser demblée
que ce nest pas du tout comme cela que jenvisage mon
travail.
De fait, je ne crois pas que mon rôle déthicienne
soit de dire la vérité en matière de bien et
de mal. Ma tâche consiste plutôt à offrir des
outils, des moyens de réflexion qui nous permettent à
chacun et chacune de comprendre et dévaluer les motivations
de nos actions. Il sagit donc danalyser de façon
critique les valeurs auxquelles nous croyons et les règles
morales auxquelles nous nous soumettons parfois sans même
nous en rendre compte. Et cela, afin de nous aider à nous
orienter dans les choix individuels et collectifs que nous faisons
chaque jour.
Jestime en outre que je suis dabord éthicienne,
avant dêtre théologienne. Cela signifie quil
est important pour moi de distinguer les aspects strictement éthiques
dun problème du regard spécifique quune
tradition religieuse (comme la tradition chrétienne) peut
porter sur ce problème. Cette exigence est sans doute un
peu illusoire, car il nest de loin pas toujours évident
de séparer la question éthique et lapproche
religieuse de cette question éthique. Il arrive ainsi assez
souvent quune femme refuse un avortement pour des motifs religieux.
La problématique éthique croise alors directement
la problématique religieuse. Je pense néanmoins quil
est nécessaire de différencier les deux niveaux. Car
ce nest quen respectant les différents aspects
dun problème quil est possible déviter
quune tradition religieuse ne simpose demblée
comme la vérité éthique sur ce problème.Deux
questions
Ces quelques précisions faites, il mest dès
lors possible daborder le sujet de cet exposé qui comporte
en fait deux questions.
a) il sagit tout dabord de nous interroger sur la
vérité, et plus particulièrement, sur la vérité
en éthique. Existe-il une vérité en éthique
? Quelle est-elle ? Doù vient-elle ? Est-ce une vérité
qui nous est imposée par la nature ? Par Dieu ? Ou bien,
au contraire, il ny a pas de vérité éthique
? Ou, il y en a plusieurs : une vérité éthique
du christianisme, une vérité éthique de lIslam,
une vérité athée, une vérité
libérale?
b) la deuxième question concerne le problème de
linterdit. Parler de permissivité éthique, comme
je le fais dans le titre de ma contribution, suggère en effet
que si certaines choses sont permises, dautres ne le sont
pas. Autrement dit, il existe des interdits. Que signifient ces
interdits ? Pourquoi et au nom de quoi peut-on interdire certains
actes ? Est-il encore légitime de nos jours dinterdire
? Nous essayerons de répondre à ces questions et de
montrer le lien qui les unit.
I . Interdit, devoirs et normes : des contraintes
indispensables à la vie en société
Je voudrais commencer par rappeler brièvement le rôle
fondamental que joue linterdit non seulement dans la constitution
de lindividu, mais aussi pour la vie de la société.
a) Sans entrer dans les détails, disons simplement que
la psychanalyse a mis en évidence limportance de lInterdit
pour la santé psychique de lindividu. LInterdit
pour Freud est donné par la Loi du Père. Cette Loi
instaure des limites à la jouissance de lindividu.
Or, cest précisément parce que la Loi limite
la jouissance que la jouissance devient possible. Autrement dit,
lInterdit pose le cadre à lintérieur duquel
lindividu peut satisfaire son besoin de jouissance sans que
ce besoin ne se retourne contre lui. Freud jouera dailleurs
sur les mots en disant que lInterdit ouvre lespace de
l«inter-dit», cest-à-dire lespace
quil y a entre les dits, entre les mots.
b) Outre leur fonction centrale pour la santé psychique
de lindividu, les interdits jouent également un rôle
essentiel pour la constitution de la société. Ainsi,
par exemple, linterdit du meurtre est nécessaire à
la survie de la société. Imaginons une société
où le meurtre serait autorisé, et où lon
pourrait tuer son voisin sans craindre dêtre condamné
par la justice. Une telle situation serait totalement invivable
: le droit de tuer autrui (et de se venger du meurtre dun
proche) risquerait en effet dentraîner au final la mort
de tous .(1)
c) Pour Freud, il existe trois interdits fondamentaux : linceste,
le meurtre et le cannibalisme. Mais on saccorde en général
pour reconnaître quil existe dautres interdits.
On reconnaît ainsi quil est en principe interdit de
voler, de porter un faux témoignage contre autrui, demprisonner
quelquun sans raison, de torturer une personne, etc. Le philosophe
Paul Ricur a beaucoup insisté dans son uvre sur
limportance des interdits pour la vie en société.
Il a notamment montré comment linterdit vient mettre
un frein à la violence qui naît de notre désir
de liberté. Ma liberté, si elle est au départ
une bonne chose, risque en effet toujours de se transformer en acte
de violence contre lautre. Linterdit a donc une fonction
négative : il est une limite à ma liberté.
Ce nest pas parce que je suis un être libre que je peux
faire nimporte quoi au nom de ma liberté. Ma liberté
ne mautorise pas à attenter à la vie dautrui
et à ses intérêts.
d) Mais linterdit a aussi une fonction positive. En effet,
comme je lai déjà évoqué, la limite
que pose linterdit ouvre aussi lespace de ce quil
est permis de faire. Ainsi par exemple, linterdiction de voler
libère la voie à une multitude dautres actions
possibles. Dire quil est interdit de voler, cest aussi
dire quelque part quil est permis déchanger,
de partager, de donner, de prêter.
e) À côté des interdits, il existe encore
dautres règles morales. Je veux parler ici des devoirs.
À linverse des interdits qui sexpriment de façon
négative («ne fais pas ceci, ne fais pas cela»),
les devoirs se formulent de façon positive («si tu
veux être heureux et vivre en paix avec les autres, alors
tu dois faire ceci»). Ils sont également indispensables
à la vie de la société. Parmi les différents
devoirs, nous trouvons le devoir de porter secours à une
personne en danger, le devoir de respecter autrui, le devoir des
parents de soccuper de leurs enfants (de les nourrir, de les
loger, de les éduquer), etc.
f) Les interdits et les devoirs forment ensemble ce que nous appelons
les «normes» .(2) Ces normes ont toutes la même
fonction : elle visent à assurer la survie et le bien-être
de la société. Et, cest précisément
parce que les normes sont si importantes, parce que sans elles les
relations sociales seraient menacées, que personne ne peut
prétendre leur échapper et refuser de sy soumettre,
sauf à se mettre délibérément en marge
de la société. En principe, les normes sont donc valables
pour tout le monde indifféremment et personne ne peut contester
leur validité.
II. La remise en question de linterdit
Or, on constate justement quaujourdhui les normes
sont de plus en plus contestées. De plus en plus de gens
sopposent à lidée que lon puisse
imposer des règles de conduite et contraindre chacun à
agir de telle ou telle manière. Cette remise en question
des normes est selon moi la conséquence de deux phénomènes.
1. La Liberté : une entrave à linterdiction
Le premier est lié à
limportance croissante que nous accordons à la liberté
de lindividu. Ce phénomène touche tout particulièrement
le domaine des interdits.
De nos jours, tout le monde saccorde pour dire que la liberté
individuelle est une valeur essentielle .(3) Dans nos sociétés
libérales et démocratiques, la liberté a dailleurs
acquis une telle place que lon est de moins en moins prêts
à accepter que des interdits viennent la limiter. Du coup,
il devient toujours plus difficile de justifier létablissement
de certaines interdictions.
Je ne veux dire par là que les interdits sont en train
de disparaître. Mais force est de constater que notre rapport
à linterdit a changé. Si nous sommes aujourdhui
encore disposés à accepter que des normes limitent
notre agir, cest uniquement parce que nous estimons que cest
le seul moyen de protéger notre liberté. En effet,
si je veux pouvoir librement faire du commerce, choisir ma religion,
parler et exprimer mon opinion, alors il faut que je mastreigne
à certaines règles de conduite minimales. Linterdit
est donc envisagé comme quelque chose dessentiellement
négatif : il est un mal nécessaire auquel je consens
dans le seul but de conserver ma liberté.
2. Lécroulement de la vérité
éthique et ses conséquences pour notre conception
de linterdit
Le deuxième phénomène
qui conduit selon moi à une remise en question des normes
sociales est lié à la manière dont nous envisageons
la question de la Vérité.
a) On saccorde en général pour reconnaître
que notre époque, que nous avons coutume dappeler lépoque
moderne, se distingue des époques précédentes
par le fait que nombre de nos certitudes se sont écroulées.
En effet, les grandes révolutions technologiques (lapparition
du train, le développement de lindustrie), la découverte
de nouveaux continents, dautres façons de vivre, de
croire, de penser, lémergence de limprimerie
et de nouveaux modes de communication, tous ces changements sont
venus bouleverser notre conception traditionnelle du monde. Du coup,
nos anciens schémas de pensée, notre ancienne façon
dorganiser les rapports sociaux, de croire en Dieu, tout cela
ne fonctionne plus de manière évidente. Nous sommes
dès lors conduits à modifier notre ancienne vision
du monde et à ré-agencer les rapports entre la religion,
léconomie, la politique, léthique, etc.
Alors que par le passé ces différents domaines formaient
entre eux un ensemble relativement cohérent, on peine parfois
aujourdhui à voir encore le lien qui les unit. Ainsi,
par exemple, la relation de continuité quil y avait
autrefois entre lorganisation monarchique de la vie politique
et la vision religieuse du monde semble sêtre progressivement
estompée. Il devient toujours plus difficile de percevoir
le rapport quil y a entre notre conception de lÉtat
moderne et notre vision de la religion: ces deux domaines nous semblent
de plus en plus étrangers lun à lautre.
Le monde tel que nous le connaissons aujourdhui nous apparaît
comme fragmenté. Il se compose dune multitude de systèmes
différents (le système économique, le système
religieux, le système juridique, le système politique,
etc.) qui fonctionnent chacun selon sa logique propre. Chaque domaine
de la vie a ses propres règles, sa propre cohérence,
ses propres critères dorganisation, bref sa propre
vérité. La Vérité (avec un grand V),
celle qui organisait les différents domaines de la vie entre
eux et qui donnait une certaine cohérence à notre
vision du monde, nexiste donc plus. Mais nous avons désormais
affaire à une pluralité de vérités partielles
(la vérité économique, la vérité
éthique, la vérité religieuse, etc.).
Ce phénomène de fragmentation de la Vérité
se poursuit et saccentue de nos jours au point que chaque
système tend à se subdiviser à son tour. Ainsi,
le domaine de léthique se morcelle en une multitude
de vérités éthiques(4). Chaque culture, chaque
groupe social, chaque personne même possède sa vérité
éthique. Il ny a plus un seul comportement juste face
à la question de lavortement, de leuthanasie
ou du maïs transgénique, mais plusieurs attitudes semblent
également défendables dun point de vue éthique.
b) Il va sans dire que cette multiplication des vérités
éthiques nous fait tendre vers un certain
relativisme. Dès lors quil nexiste plus une
seule vérité éthique, toutes les éthiques
se valent, aucune nest meilleure que lautre et plus
personne ne peut prétendre défendre des normes plus
justes ou des valeurs plus précieuses que les autres. Il
devient du coup dautant plus difficile dimaginer des
normes morales communes. En effet, comment et au nom de quelle vérité
supérieure aurait-on le droit dinterdire tel ou tel
comportement, dimposer telle ou telle règle morale
? Chacun na-t-il pas le droit de défendre sa propre
conviction, sa propre croyance éthique?
Notre rapport à leuthanasie est à ce titre
exemplaire, et ce dautant plus que lon touche avec elle
à linterdit fondamental du meurtre. Il est intéressant
en effet de noter que chacun envisage cette question à partir
de ce qui constitue pour lui la vérité. Certains estiment
ainsi quil faut autoriser leuthanasie. Dautres
quelle doit être punie. Dautres encore pensent
quil est indispensable de condamner moralement leuthanasie,
mais quil nest pas nécessaire de poursuivre juridiquement
les médecins qui la pratiquent. Face à une telle diversité
dopinions éthiques, est-il encore possible de trouver
un consensus éthique ?
Dans ce contexte de relativisme éthique, il semble illusoire
de vouloir instaurer des normes morales communes. Cependant, comme
je lai déjà dit, nous avons besoin de telles
règles pour pouvoir vivre ensemble. Nous avons besoin dinterdits
pour mettre un frein à la violence inhérente à
notre liberté.
Mais une restauration des règles morales est-elle encore
possible aujourdhui ? Ne risque-t-on pas daboutir inévitablement
à une nouvelle absolutisation des normes ? Peut-on imposer
des règles de vie commune sans sombrer dans le moralisme
et la dictature de léthique ? Autrement dit, est-il
vraiment possible détablir des interdits sans porter
atteinte à la liberté de lindividu ? Lébranlement
de nos certitudes morales semble avoir radicalement mis en doute
toute tentative visant à réaliser un accord sur ce
quil est juste de faire et sur ce qui ne lest pas, de
sorte quil ne paraît plus possible aujourdhui
dassurer la validité de nos choix et de nos actions.
Céline
Ehrwein
La religion et la morale, par Alain Houziaux
Il faut clairement
distinguer la morale de la religion.La plupart des religions nont
pas de dimension éthique.Le champ de la religion, cest
celui du rituel, du sacré, de la pureté, de la mystique,
ce qui na rien à voir avec la morale.
La morale est une composante du fait humain et
non du fait religieux. Elle est de lordre des murs et
non de la foi. La morale nest pas un ordre venu de dehors,
même du ciel ; cest la voix de la raison humaine, même
si celle-ci est reconnue, après coup, par certains, comme
une voix divine1. La morale, cest un fait naturel2 (par
opposition à surnaturel). La morale, cest le propre
de lhomme même si ses formes dépendent non seulement
de sa nature mais aussi de sa culture.
La morale a pour objet le bien et le mal.Et le
bien et le mal ne sont pas des valeurs religieuses, mais simplement
des valeurs humaines.Rendons à César ce qui est à
César.Il nest pas nécessaire dêtre
croyant pour être moral, Dieu merci !
Ainsi, il ny pas une morale qui serait chrétienne
et qui, de ce fait, serait différente de la morale laïque
et naturelle.Il ny a pas de morale judéo-chrétienne.Lamour,
et même lagape, cest-à-dire lamour
gratuit, nest pas lapanage du Christianisme mais relève
de la dignité de lhomme et dune exigence universelle.
Et pourtant, il faut le reconnaître,
la morale de notre civilisation sest formée sur linfluence
du judaïsme et du Christianisme.Cela semble contredire le point
précédent, mais en fait il nen est rien. Pour
tenter de préciser les relations complexes entre le judéo-christianisme
et la morale, on peut reprendre la métaphore du conte dAndersen
Le vilain petit canard3.Le Judaïsme et le Christianisme ont
donné naissance à la morale un peu comme les canards
du conte on couvé luf du cygne.Le judéo-christianisme
a couvé et élevé la morale, mais la morale
nest pas née du judéo-christianisme.Elle est
le vilain petit canard du judéo-christianisme.
Ainsi la religion nest en rien la mère
de la morale.Et le fait dêtre religieux
nimplique pas que lon soit moral.Il se peut
même que le sentiment religieux soit si fort et si exclusif
quil oblitère le sens moral naturel ( le fanatisme
religieux en est un exemple). Et de même, dans une société
donnée, la morale prend de limportance lorsque la religion
et le surnaturel perdent de leur importance et peut-être même
parce quils perdent de leur importance (cest sans doute
ce quil se passe en ce moment).Et cest pourquoi la morale
peut apparaître comme un héritage du sentiment religieux.
On peut dire en effet que la morale, cest
ce quil reste de la religion quand il ny a plus de religion.
Ainsi, la morale, cest ce qui reste de la peur quand
on la oubliée4.La peur est une caractéristique
fondamentale de la religion.Cette peur, cest la peur de Dieu
et de son jugement.
Et cette peur a pour avatar5 le sens moral lorsque
la religion se perd, cest-à-dire lorsque la peur de
Dieu se perd.En effet le désir de se conduire de manière
morale procède dune forme de crainte, la crainte de
démériter, la crainte de ne pas faire son devoir,
la crainte dêtre mal jugé.Et cette crainte peut
être considérée comme une rémanence du
sentiment religieux.
Ainsi de même, la morale, cest ce quil
reste du commandement religieux de lamour et du sacrifice
de soi lorsquil nest plus considéré comme
un absolu.Le commandement de lamour gratuit et du sacrifice
de soi est une prescription de la religion et en particulier de
la religion chrétienne.Mais si cette prescription religieuse
perd son caractère absolu et sacrificiel (par exemple parce
quelle est jugée masochiste et culpabilisante), lexigence
morale prend le relais.La morale appelle à un ersatz de lamour.
La morale est un semblant damour : agir moralement,
cest agir comme si lon aimait6.
Ainsi encore, la morale, cest également
ce quil reste de la prédication de Jésus-Christ,
lorsquon a oublié son sens et sa radicalité
iconoclaste. La prédication de Jésus-Christ, cest
lanti-morale, cest labsolution de limmoralité,
puisque cest lannonce de la miséricorde et du
pardon de Dieu pour les pécheurs.Dans la prédication
de Jésus, la loi morale nest là que pour démontrer
au pécheur son péché afin daiguiser son
appel à la grâce et au pardon de Dieu.Mais lorsque
lon oublie que la prédication de Jésus est celle
de la grâce, on la comprend seulement comme une forme de morale.
Ainsi, enfin, la morale, cest ce quil
reste de la foi quand on a perdu la foi.La foi se moque de la morale,
car elle est de lordre de la passion et de la dénégation
des règles et des sagesses de ce monde.Mais la foi, lorsquelle
perd sa radicalité passionnelle, se transforme en morale
et en réflexion sur le bien et le mal.le récit biblique
de la chute (cest-à-dire de consommation
par Adam et Eve du fruit de lArbre de la connaissance du bien
et du mal) le montre bien.En effet, ce récit va même
jusquà considérer que la tentation de vouloir
connaître ce qui est le bien et le mal constitue la première
désobéissance à Dieu. On ne peut différencier
plus nettement la morale de la religion.
Et pourtant cest vrai, la morale,
la nôtre, celle du monde occidental, celle des Droits de lHomme,
est enfant du judéo-christianisme.Mais uniquement comme le
petit cygne est un enfant des canards. On pourrait peut-être
même dire que le judéo-christianisme a couvé
des ufs qui ne sont pas les siens faute peut-être de
pouvoir pondre et couver des ufs qui lui soient propres !
Ces vilains petits canards (qui ont été
couvés et élevés par le judéo-christianisme,
sans être pour autant des enfants du judéo-christianisme),
ce sont la science (dont le Christianisme a légitimé
le caractère laïque et profane7), et aussi les Droits
de lHomme qui peuvent être considérés
comme un avatar de la loi de Moïse, et aussi la morale qui
peut être considérée comme un substitut casuistique
de lexigence du pur amour, du sacrifice parfait et total.
Mais depuis quelques temps, le judéo-christianisme
a une attitude ambivalente vis-à-vis de ces vilains
petits canards quelle a couvés et spécialement
vis-à-vis de la morale. Depuis peu, catholiques et protestants
sont tombés daccord pour dire que lhomme est
justifié par grâce seule. Sil en est ainsi, cest
donc quil ne lest pas par ses mérites ni par
son attitude morale.Le fait dagir moralement nest plus
considéré comme la condition nécessaire du
salut.
Dans ce cas, quelle place peut-on faire à
la morale ? Certains diront que le chrétien doit tenter de
vivre de manière morale par reconnaissance (envers Dieu)
pour la justification par grâce seule qui lui a été
accordée (indépendamment de ses mérites et
de sa conduite morale).Il nous faudrait donc vivre de manière
morale par reconnaissance envers Dieu, et ce alors même que
la justification et le salut nous ont été accordés
par grâce (cest-à-dire même si nous sommes
immoraux, et peut-être parce que nous sommes immoraux).
Dautres diront que le chrétien doit
tenter de vivre de manière morale non pour des raisons religieuses
(et individuelles), mais pour des raisons profanes (et sociales).Pour
en être chrétien, on nen est pas moins homme.Mais
ceci na pas à être compris comme une forme de
concession à la chair.Mais comme une place légitime
donnée à lhomme profane.En effet, en accord
avec la théologie des deux règnes, cest
la foi elle-même qui reconnaît la pleine légitimité
et la pleine indépendance du règne du profane dont
fait partie la morale.Et cest pour faire honneur au fait que
nous sommes hommes et à cette dignité
laîque, naturelle et profane, que le chrétien doit
tenter de vivre de manière morale.
Quant à moi, je prendrai une position intermédiaire.Je
lai dit, quil ny a pas de morale judéo-chrétienne.Il
ny a quune morale sociale et naturelle, laïque
et profane.Mais il y a une manière chrétienne de vivre
cette morale naturelle et non chrétienne.Cette modalité
chrétienne, cest celle de la gratuité.Cest
pour rien, gratuitement et sans raison que nous avons à tenter
de vivre de manière morale.Je sais bien que pour rien
et pour Dieu sont très proches.Mais à
tout prendre, je préfère pour rien.Car
faire quelque chose à la seule gloire de Dieu (soli deo gloria),
cest le faire pour rien, sans en retirer aucun
profit.
Car la foi, Simone Weil le dit clairement, cest
non pas ce qui donne une raison dêtre à la vie,
au travail, à la souffrance et à la morale, mais cest
ce qui nous dispense de chercher une raison dêtre à
la vie, au travail, à la souffrance et à la morale.Puisque
nous savons que nous sommes justifiés par grâce, nous
sommes libérés de la préoccupation davoir
à donner un sens et une raison dêtre à
la vie et à la morale.Le chrétien accepte le pour
rien, le sans raison et même labsurde
de lexigence morale. Il fait de la gratuité sa réponse
à la grâce. Puisque nous avons reçu gratuitement,
donnons gratuitement8. Et donner gratuitement, cest
vivre de manière morale, gratuitement, sans raison.
Ce serait se méprendre que de croire quil
faut tenter de vivre de manière morale par reconnaissance
pour la justification par grâce qui nous a été
octroyée.Il nen est rien.La seule réponse cohérente
avec le fait que nous sommes justifiés par grâce seule,
cest lacceptation du fait quil nous faut vivre,
agir et être moral sans aucune raison, sans aucune justification.
Ainsi, le Christianisme, depuis quelques
décennies a entrepris de renier le vilain petit canard
de la morale quil a pourtant couvé et fait naître.Et
il ny est pas allé de main morte ! Et il sest
débarrassé, à tort à mon avis, des notions
de péché, de culpabilité, de moralité,
dexamen de conscience, de confession des péchés
! Un peu trop vite à mon avis.Je voudrais dire pourquoi.Et
je voudrais donner des raisons qui sont plutôt d'opportunité
historique.
Le Christianisme authentique est peut-être
en train de mourir.La religion du XXIème siècle ne
sera pas le Christianisme, en tout cas pas le Christianisme de Jésus-Christ,
le doux prophète de Galilée qui prêche la grâce
pour les pécheurs.La religion du XXIème siècle
sera peut-être celle du fanatisme, du totalitarisme et de
lintégrisme ou celle dune sorte de religiosité
solf, syncrétiste et vaguement épicurienne.Dans
lun et lautre cas, il nest pas certain que la
morale, et spécialement la morale de lamour gratuit
et du renoncement à soi-même, ait une place assurée.
Et peut-être regrettera-t-on au XXIème siècle
que le Christianisme ait renié son vilain petit canard de
morale qui aurait pu être son seul héritage, sa seule
survivance dans un monde déchristianisé, paganisé
et fanatisé.
A mon sens, ce quil doit rester du judéo-christianisme
authentique, même si celui-ci venait de disparaître
en tant que foi à la Grâce, cest le sens de la
gratuité, du pour rien, du à la
seule gloire de Dieu. Et en particulier le sens dune
morale pour rien, pour labsurde9.
Si ce sens du pour rien se meurt lui
aussi, la morale deviendra un outil comme un autre service du profit,
de la réussite et de la promotion personnelle.Dans les entreprises
on enseigne déjà quil faut être moral
parce que, en fin de compte, ça paye.
Jai peur que le sens de la gratuité
et du pour rien ne soit en train de se perdre.Et je
ne voudrais pas quil en soit ainsi.Pour moi, le propre de
lhomme, sa dignité propre, cest laptitude
à la gratuité, au pour rien, au même
si cest absurde.Il me semble indispensable que lattitude
morale reste une attitude désintéressée, gratuite,
pour lhonneur de lhomme, à défaut de pouvoir
rester pour lhonneur de Dieu.
Si nous navons à retenir quune seule chose
de la prédication chrétienne, je voudrais que ce
soit le sens de la gratuité.Et même si le credo quia
absurdum10 de la foi judéo-chrétienne venait à
disparaître, je voudrais que, néanmoins, persiste,
après lui, un je veux rester un être moral,
même si cest absurde, parce que cest absurde.
Alain
Houziaux
|
|
|